Pour une pratique raisonnée et rationnelle
de la représentation des territoires

Colloque sur la Représentation des territoires, organisé à Turin par la Région du Piémont

J'aimerais d'abord situer la question: situer et se situer est le moindre des réflexes pour un géographe. Je suggère que le moment où nous parlons est caractérisé, du point de vue qui nous intéresse aujourd'hui, par cinq phénomènes plus ou moins liés.

Le premier est celui que nous appelons mondialisation (en anglais globalisation). Il a deux aspects distincts: un aspect technique, géographique et écologique, qui tient en général à la réduction des distances et à la perception de cette réduction; et un aspect strictement économique, plus original et plus redoutable.

1. Sous le nom de mondialisation, en réalité, on cache aujourd'hui tout simplement une nouvelle stratégie des grandes firmes, qui s'attribuent le Monde entier comme terrain de jeu et cherchent à maximiser leurs marchés et à en minimiser les contraintes, visant à y supprimer les obstacles gênants tels que frontières, nations et législations locales. Cela rappelle la grande époque du «laisser-faire, laisser-passer» des XVIIIe et XIXe siècles. Je pense qu'il est très utile de ne pas confondre les deux aspects et de ne pas croire que la mondialisation serait un phénomène neuf et purement technique, annonçant la prétendue «mort de la géographie».

2. La mondialisation entraîne de vives réactions contre l'idée d'uniformisation du monde et de domination des grandes firmes ou d'un pays impérial, les États-Unis. Ces réactions se traduisent par une montée des particularismes locaux, par un refus des solidarités, par une extension des idéologies de la différence et de l'identité, par la croissance des communautarismes; en bref, et y compris dans nos recherches et nos attitudes de géographes, par le développement d'une posture ontologique obsédante.

3. Un troisième élément de situation est cette re-création constante de différence à l'échelle locale et mondiale. Les firmes elles-mêmes en ont besoin et en tirent parti. Elle interdit à tout géographe informé de parler d'«uniformisation du monde». Les firmes et d'autres stratèges recréent sans cesse des nouvelles différences géographiques, à partir de certaines différences de législation, de fiscalité, de coût de la main-d'œuvre, etc., pour en tirer des rentes différentielles. Cela se traduit par des phénomènes appelés à tort «délocalisations», par la mobilité des implantations, la réévaluation et la re-production des lieux.

4. Les collectivités territoriales, régions, provinces, villes, etc.,. prennent de plus en plus de place dans l'aménagement et l'urbanisme, la recomposition des territoires, et contribuent ainsi à les re-différencier.

5. Alors que s'estompent une partie des différences territoriales que nous avions l'habitude de juger fondamentales, d'autres différences se creusent. Certaines disparités se sont accrues depuis 25 ans entre les grandes parties du monde. Le temps où l'on pensait qu'on allait «mettre au travail» le Tiers-Monde pour pouvoir lui donner les moyens de subsister est passé. Et il est clair que cette tendance du néo-libéralisme ne facilite pas les rapprochements. Surtout, les inégalités s'accroissent en général entre les personnes au sein d'un même territoire, notamment en matière de revenus. À l'échelle de l'Europe, les différences sociales sont plus fortes désormais que les différences entre les lieux: l'Europe a connu des rattrapages régionaux, une élévation du niveau de vie moyen des parties qui étaient les moins développées; en revanche, les différences de richesse individuelle augmentent.

En concluera-t-on que le travail du géographe est compromis? En réalité, cette évolution complique notre tâche en nous obligeant à mieux prendre en compte toutes les échelles. Nous avions l'habitude de travailler à des échelles «méso»; il nous faut travailler davantage à l'échelle «macro», celle du monde entier, pour mieux comprendre le monde comme système; et travailler davantage à l'échelle «micro», locale, parce que ces différences sociales accrues se traduisent par des différences géographiques accrues au sein des lieux, surtout de ces lieux particuliers que sont les villes.

Nous avons bien là retrouvé tout les mots-clefs de ce colloque: monde, lieu, identité, et bien entendu changement. À partir de quoi, je peux faire une série d'hypothèses ou de propositions sur lesquelles je voudrais articuler mon propos.

Présenter et représenter le Monde

Première proposition: nous, géographes, nous avons le devoir, la responsabilité de présenter le Monde, de représenter ses configurations et ses différences, de le comprendre et de l'expliquer, de saisir ses tendances et ses transformations. Comme géographe, c'est à la fois à des différences, à des organisations spatiales et à des lois que je m'intéresse. Donc, à des sociétés humaines, à leur comportement dans l'espace, au rapport qu'elles ont entre elles et qu'elles entretiennent avec leur territoire. Et je ne peux les comprendre que par référence à des logiques de production de l'espace. Or j'estime que, même quand le géographe s'intéresse fondamentalement à des problèmes humains et à des questions de société, il n'a de véritable compétence pour en traiter qu'à partir de l'étude du territoire — c'est-à-dire de ce couple différenciation des lieux-arrangement des lieux.

Nous savons distinguer et définir des lieux; ces lieux ont été produits par des acteurs, qui sont les sociétés; ces lieux sont situés dans le temps et parmi tous les héritages déjà évoqués ici: ils sont situés les uns par rapport aux autres, ils ont des voisins et ils sont situés quelque part dans des trajectoires du changement. Ils sont liés entre eux, formant des territoires et des réseaux.

Du côté amont, nous étudions des produits du passé, même si c'est un passé tout à fait récent: la forme des lieux et de leur arrangement nous renseigne sur les processus et les acteurs du passé, sur ceux qui les ont faits. Que nous prenions ces traces comme un «texte», à la manière d'Ola Söderström, ou que nous les prenions sous la forme d'images, peu importe: nous avons à déchiffrer ces traces. Du côté aval, ces œuvres mêmes sont les lieux de l'action humaine; elles contraignent et orientent cet action. Ces «mémoires» sont en même temps des éléments de l'action d'aujourd'hui et de demain.

L'espace géographique considéré comme écoumène nous intéresse donc en tant que produit, ensemble de mémoires, et en tant que milieu de l'action. Évidemment, nous sommes là dans le domaine même de la «complexité»; mais évitons de prendre ce mot pour prétexte à ne rien faire ou à faire n'importe quoi: nous avons des moyens d'étudier un certain nombre de faits et de relations à l'intérieur de cette complexité.

Les figures de l'espace

Deuxième proposition: le travail des sociétés humaines, produisant de l'espace géographique, ou du territoire si vous préférez, y crée des figures significatives. J'ai besoin ici d'une double hypothèse. D'abord, la production d'espace par l'action humaine répond à certains besoins quotidiens et à certaines logiques sociales. Tout groupe humain a besoin de s'abriter, de se nourrir, de se défendre, d'échanger, de se reproduire, etc. Ce faisant, il tire parti de différentes ressources locales et, s'il le faut, il crée des nouvelles ressources. Il est sensible aux distances et aux rugosités qui séparent les lieux; et son action passe par des formes d'appropriation des territoires. Ensuite, seconde hypothèse, ces résultats se traduisent dans l'espace par des configurations, par des champs, par des lieux, par des réseaux plus ou moins complexes.

Leur complexité — c'est une hypothèse forte — résulte à mon sens de la composition de quelques figures généralement simples, qui associent les lieux entre eux. Or l'étude de ces figures est tout à fait révélatrice de la façon dont les sociétés produisent l'espace et, ainsi, de ce qu'elles sont, de leur «être» même. Ces figures en disent long sur les processus qui sont en jeu, sur les stratégies des acteurs et même sur les tendances de l'évolution. C'est ce que l'on a appelé quelquefois l'«espace signature», dans la mesure où une signature peut révéler quelque chose de la personnalité de son auteur(1).

Nous disposons à présent d inventaires raisonnés de ces figures, surtout depuis vingt ou trente ans. Bien entendu, on en avait vu apparaître bien avant, mais il leur manquait souvent une mise en perspective théorique. Je ne peux les présenter ici en détail, mais songeons à toutes les figures de l'appropriation et des maillages territoriaux; aux figures de l'agrégation et de la ségrégation; à tout ce qui relève de la gravitation (le modèle centre-périphérie et de nombreuses figures de la dissymétrie); à ce qui ressortit aux cheminements et aux réseaux; à toutes les figures de rupture et de retranchement et aux passages qui les transgressent; aux formes de conquête et de déprise: nous savons reconnaître, définir, comprendre ces figures géographiques.

Les privilèges de la carte

Troisième proposition: la carte est un mode de représentation du Monde original et fécond. Toutes ces figures dont je parle peuvent se décrire par le texte, c'est-à-dire par le discours. C'est même la situation dominante: il y a beaucoup plus de pages d'écriture que d'images dans nos publications, à l'exception des atlas. Et ce que je fais en ce moment est un discours, non une carte. Mais il faut quand même avouer que représenter de façon non figurative des figures est quelque peu paradoxal. Dans la mesure où le géographe met l'accent sur les figures spatiales, la carte s'impose à lui comme mode de représentation privilégié et original. Il n'est pas le seul à faire des cartes; mais il est celui qui les utilise le plus intensément et, probablement, avec le plus de science.

La carte a surtout l'avantage d'être synoptique, de montrer non seulement les lieux mais aussi leur arrangement. Il n'est pas possible ici d'aborder tous les aspects de la carte; rappelons seulement deux ou trois points.

1. D'abord il faut distinguer entre la carte-source et la carte pour communiquer. La carte-source fournit des données et des résultats de traitement des données; elle nous est indispensable. La carte pour communiquer, qu'utilisent les journaux ou les documents d'urbanisme, n'est pas faite selon les mêmes règles; elle introduit ses propres biais.

2. La carte-source a des mérites propres. Elle nous indique que ceci est là et non pas ailleurs, et que c'est là à côté d'autre chose, avec autre chose. Voyez les cartes statistiques de l'Atlas du Piémont que vous avez eu l'amabilité de m'offrir: on y trouve des quantités d'informations, qui sont situées dans l'espace; aucun texte ne peut en dire autant; un tableau statistique comportant les mêmes informations ne montrera pas les proximités des lieux et la forme des distributions spatiales.

3. La carte n'est en soi ni plus ni moins fausse, ni plus ni moins «manipulable» qu'un texte ou qu'un tableau statistique; à cet égard elle a le même statut: le travail de base y aura été sérieux, raisonné, attentif, ou non. Avec une petite nuance: il me semble plus facile de montrer les incohérences d'une carte que celles d'un texte ou d'un tableau.

4. La carte comme représentation du territoire est un instrument de recherche. On y découvre des différences et des liens, elle est une mine de problèmes et d'hypothèses. Elle peut exprimer de l'invisible, comme nous le savons: la propriété foncière, les revenus, l'état de la santé, certains comportements, de nombreux éléments culturels ne se voient pas dans le paysage, mais on peut les représenter sur des cartes. On peut représenter aussi des corrélations, des régressions, etc., c'est-à-dire des expressions plus élaborées des différences et de l'organisation de l'espace.

5. Son principal intérêt pour un géographe, toutefois, est dans l'analyse morphologique, la reconnaissance et l'interprétation des figures géographiques que l'on y détecte. On y repère des formes, attendues ou inattendues. En ce sens, elle est un instrument précieux (mais seulement un instrument) qui sert à avancer dans la connaissance des territoires (structures, dynamiques, systèmes) et des sociétés qui les ont produits, qui s'y reproduisent, et dont elles sont le terrain de l'action. Pour moi, les cartes (de toutes sortes) sont de bons instruments pour découvrir et pour décrire les figures de l'organisation de l'espace; et donc pour avancer dans l'étude des rapports sociaux que ces formes expriment, ou qu'elles contraignent — qu'elles expriment en tant que faits du passé, ou qu'elles contraignent en tant que comportements du futur.

Sans craindre le paradoxe, je dirai qu'avec la carte il s'agit moins de donner à voir que de donner à comprendre et à discuter; ou, plus exactement, il s'agit de donner à voir pour mieux débattre. Cela est vital dans nos relations avec les organismes d'étude ou d'aménagement et d'urbanisme.

La clé est dans les figures

Ce qui m'amène au point central de mon propos: quatrième proposition, la clef de la lecture des cartes est bien dans les figures qui s'y trouvent — ce qui nous permet d'aborder la double question de l'identité et des modèles. Il est fécond en général de reconnaître ces formes du territoire, de les représenter, de les déconstruire et de les reconstruire, de voir d'où elles viennent, quels sont les éléments qui les composent. Un tel effort avait été fait en partie dans l'Atlas du Piémont de Laura Socci, qui avait été présenté ici même il y a quelques années. Il faudra le faire dans d'autres atlas, comme l'Atlas des Alpes Occidentales, où la reconnaissance des formes méritera un travail approfondi.

Ce travail tourne au tour de ces deux mots-clés qui sont liés: identité et modèle. Je voudrais aborder la question de l'identité d'une autre façon que ce matin, en quelques points à discuter.

  1. Tout lieu, toute région, tout territoire a une identité, il est unique.
  2. Mais l'identité, étymologiquement, se définit paradoxalement par la conformité. La racine du mot c'est idem, le même: c'est identique. Identique à quoi? Identique à un modèle. La «carte d'identité» (le passeport) vous définit par le lieu et la date de naissance, la couleur des yeux, la taille, quelquefois la forme du visage ou la couleur des cheveux. Ce sont des références à des modèles communs, que vous partagez, un par un, avec quantité d'autres personnes, mais dont la composition fait de vous un sujet unique.
  3. L'identité d'un lieu résulte de l'addition, de la composition d'un certain nombre de ressemblances et d'appartenances. On peut décrire telle ville par son contenu, mais celui-ci se définit en réalité par des modèles que l'on a en tête — que ce modèle soit celui de sa fonction ou de son activité principale, comme pour Turin, ou qu'on le définisse par rapport à une situation, ville de piémont, ville de vallée, etc. Ce sont toujours des modèles qui sont derrière ces définitions et qui permettent d'identifier des fractions de l'identité du lieu ou du territoire.
  4. On ne peut identifier, et par conséquence décrire convenablement un lieu ou un territoire, que par rapport à des modèles connus, et en les situant par et dans les figures qu'ils forment — réseaux, arcs, centre-périphérie, dorsale, etc.

C'est assez normal, et rassurant, de constater que nous faisons comme les autres sciences: toute science travaille avec des modèles, et par ces modèles elle identifie ses objets. Il se trouve que nous travaillons sur du social, du complexe, et avec une forte part d'aléatoire dans le comportement des sociétés. Certes, nous n'avons pas les moyens stricts d'identification des lieux dont disposent les géologues pour dire «cette pierre est un schiste» ou le zoologue qui peut définir un insecte ou un animal prenant place dans une classification rigoureuse d'après certaines formes qui font référence à des modèles. Cependant, j'estime que l'organisation de l'espace dans les sociétés répète un petit nombre de figures géographiques, et même d'arrangement de ces figures. C'est du moins la proposition que je fais, et qui me semble venir de l'expérience. Nous avons tous en tête certains modèles d'organisation de piémont (en général, et pas seulement du Piémont italien), de formes d'agglomérations, des littoraux, etc.: ce sont autant de modèles qui permettront l'identification d'êtres géographiques particuliers que l'on étudie.

Nous pouvons ainsi apprécier la différence entre la forme de l'espace qu'on étudie, territoire, réseau ou lieu, et les modèles dont on parle. Cet écart est ce qu'on appelle le résidu: c'est ce qui fait le sel de la chose, son originalité. Mais dans l'identité il y a une autre face, une face d'appartenance. La proximité dans l'espace a toujours contribué à l'identité par l'appartenance aux groupes, à la tribu au territoire. D'où toute la littérature que vous connaissez sur les racines, sur les anciennes associations des mots «natal», «nature» et «nation»: tous ont la même source étymologique qui est la naissance, l'origine. Le temps présent, dans nos sociétés, connaît un regain de cette recherche d'identité par la communauté territoriale, quelque fois par la racine ou le biotope, sans doute liée à cette réaction que j'évoquais en face de l'«uniformisation» et de la «mondialisation».

Cette recherche d'identité par le territoire implique une prise de conscience, une intériorisation de la singularité du territoire, donc une forme d'appropriation de ce territoire, et comme corollaire une forme d'aliénation par rapport aux autres — et le sentiment du patrimoine en effet ne peut qu'y contribuer, comme nous l'a dit Magnaghi. C'est un comportement qui a sans doute des effets positifs mais qui est aussi source d'exclusion, de communautarisme, parfois de racisme; et c'est plus un danger, à mon sens, qu'un progrès. Question de dose, sans doute.

Or, en tant que géographe, il me semble pouvoir travailler sur des systèmes locaux, les identifier à travers des formes, des processus, des acteurs, peut-être même avoir une idée des représentations qu'en ont les acteurs; mais je ne suis pas compétent pour traiter des identités des personnes et du sentiment d'identité. Je peux me représenter un système territorial, je peux identifier des objets géographiques par comparaison à des modèles; je ne peux pas dire quelque chose de pertinent sur les représentations individuelles ou collectives que s'en font les habitants, les usagers, etc. Il me semble que tout scientifique doit pouvoir admettre à un moment qu'il passe hors de son champ de compétence. Un géographe professionnel ne peut pas se comporter en sociologue ou psychologue amateur.

Bien sûr, on peut enquêter et s'informer; mais, à mon sens, d'autres spécialistes de sciences humaines sont bien mieux placés que nous sur ce sujet, et je ne pense pas que la géographie puisse être confondue, quelle que soit la demande actuelle, avec une ontologie. D'autant moins que le géographe a l'habitude de travailler sur des phénomènes sociaux et non pas sur des problèmes d'ordre individuel. Je crains que, si nous allions trop dans ce sens, nous nous ne laissions aller à des discours superficiels, à des ratiocinations d'ignorants. Prenons garde quand nous parlons d'«identité géographique» — l'expression figure dans votre texte d'appel pour le colloque: nous pouvons en parler sérieusement s'il s'agit de définir l'identité d'un objet géographique, d'un «être» ou du moins d'un «étant» géographique; dès lors qu'il s'agirait d'une identité personnelle ou même collective fondée sur «la géographie», je crains que nous ne puissions pas dire grand chose d'intéressant.

Heuristique et prospective

Cinquième proposition: si ces représentations géographiques ont une grande capacité heuristique, leur capacité d'anticipation me paraît rester limitée. La question que j'aborde maintenant vise surtout les documents d'aménagement du territoire et d'urbanisme, et les systèmes d'information géographique. Ma proposition serait que nous ne pouvons et nous ne devons pas faire des prédictions mais seulement, et avec beaucoup d'humilité, procéder à quelques simulations: «si vous faites ceci sur le territoire, il pourrait se passer ceci». C'est une forme d'aide à la décision qui est déjà bien utile, mais qui ne peut aller au-delà.

On peut observer des tendances, et apprécier les chances qu'ont ces tendances de durer. On peut inférer qu'il existe de «bonnes» ou de «mauvaises» situations, mais on ne peut le faire qu'en fonction d'hypothèses alternatives et claires sur les comportements des acteurs. En effet, il n'y a pas de «bonnes» situations géographiques en soi, il y a des situations géographiques plus ou moins bonnes en fonction des problèmes qu'on se pose, et des actions que l'on envisage, que l'on soit entrepreneur, ou maire ou président de Région.

Nous travaillons sur des situations déjà réalisées, sur des traces, sur des œuvres passées, et nul ne peut anticiper sérieusement les décisions des acteurs, les comportements des acteurs de demain. C'est vrai pour toutes les sciences humaines, et nous avons tous les jours des exemples d'erreurs colossales. Les plus célèbres sont commises par les économistes qui prétendent faire des prévisions sans en avoir les moyens; mais même en démographie où, apparemment, on dit souvent que «les dés sont jetés», on n'est pas capable de prévoir sérieusement les comportements des familles à quelques années près, et l'on s'est beaucoup trompé sur les extrapolations de la population mondiale.

Curieusement d'ailleurs, le géographe ne serait peut-être pas le plus mal placé pour discuter de ce qui pourrait advenir, pour la raison principale que les organisations spatiales ont une certaine permanence — voir l'exemple du bassin de Florence: leur temps est en général plus long que celui des attitudes et des comportements économiques et politiques. En outre, les représentations du territoire ont quelque vertu propre d'expression et aussi d'incitation, elles ont parfois un petit côté «performatif», comme on dit. Il faut donc qu'elles aient un réel fondement scientifique.

Je me limiterai à deux exemples, qui nous font retrouver les cartes. L'un est celui de la (trop) fameuse «banane bleue», dont le succès médiatique a été excessif. Lorsque j'ai publié cette représentation de la dorsale européenne de l'Angleterre à l'Italie du Nord, il y a eu beaucoup de réactions à Paris et ailleurs. Or elles ont été très différentes. Les uns, assez bêtes et même vulgaires, étaient scandalisés simplement parce que Paris, évidemment «le» centre de l'Europe comme du Monde et de l'Univers, n'était pas dans le modèle. D'autres ont compris et admis l'image, mais ont eu des réactions opposées: si c'est ainsi, il faut que Paris soit rattachée à cette Banane Bleue, donc il faut financer tout de suite les autoroutes et les lignes de trains à grande vitesse qui rattacheront Paris à cette Europe qui est la plus puissante, la plus vivante; ou alors, si c'est ainsi, alors Paris est trop petit, il faut grandir et renforcer Paris encore: on m'a accusé stupidement de vouloir renforcer la centralisation alors que j'ai jamais cessé de dire l'inverse. D'autres encore choisi la «résistance» et le contournement: ils ont dit «il nous faut aussi notre dorsale», notre arc, et ont milité pour l'«Arc atlantique» ou l'«Arc latin». Certains se sont servis de cette image pour leur publicité: en Alsace, dans le Jura, ils ont dit «nous sommes dans la dorsale, nous sommes les meilleurs», et ont pensé ainsi attirer des investisseurs. Bien entendu, quelques-uns ont imaginé pouvoir «casser le thermomètre» pour guérir la maladie (si c'en est une !) et ont préféré nier le modèle, en refusant de voir les cartes d'analyse qui le fondaient. Enfin quelques-uns, peu nombreux mais plus intelligents, ont compris que des villes comme Paris ou Lyon, qui sont un peu en dehors de la dorsale mais proches de cette Europe puissante, avaient tout intérêt à jouer le jeu des liaisons étroites avec l'Europe du Sud-Ouest, avec la Péninsule Ibérique, donc à améliorer les liaisons avec l'Espagne et le Portugal et même le Maroc, moyen de rééquilibrer tant soit peu l'espace européen.

L'autre exemple serait celui de la Corse. La région Corse avait refusé d'établir un plan d'aménagement prévu par la loi; le gouvernement avait demandé à son représentant, le Préfet, de se substituer alors aux autorités régionales. Pour le Préfet le problème était simple: la Corse c'était un morceau du territoire français, la France métropolitaine étant son seul environnement; le plan énumérait toute une série de propositions pour développer le tourisme, pour conserver le patrimoine, améliorer l'écologie, etc., ce qui était nécessaire, attendu et sans vraie conséquence. Du point de vue des grands travaux et des équipements fondamentaux, une seule idée: puisque nous avons deux chefs-lieux, deux capitales, Ajaccio et Bastia, nous allons les relier par une autoroute (même si c'est à travers les montagnes), et améliorer leurs liaisons avec la métropole. Côté Est, bien sûr, il n'y a qu'une barrière imperméable et au-delà une terra incognita — on dit qu'elle s'appelle Italie, mais allez savoir… À ce moment, la Région Corse nous a demandé des contre-propositions, une réflexion d'expert. Nous avons proposé de voir la Corse autrement. D'imaginer qu'il existe à côté quelque chose qui s'appelle Italie; qu'au sud se trouve quelque chose qui s'appelle la Sardaigne; qu'il y a déjà des projets et même des réalisations en matière de transports de gaz ou d'électricité, qui pourraient utiliser le territoire corse; que la partie la plus développée et la plus attractive de la Corse est la côte orientale. Que s'en suit-il? Qu'il serait plus sage alors d'améliorer les liaisons nord-sud sur cette côte orientale, qui faciliteraient les passages vers l'Italie du Nord et la Sardaigne; on changerait alors d'axe de développement, préférant jouer l'intégration européenne plutôt qu'une dépendance accrue par rapport à la France continentale; on privilégierait un Bastia-Bonifacio de plaine plutôt qu'un hypothétique et difficile Bastia-Ajaccio de montagne; bien entendu, on relierait mieux toutes les villes corses, mais d'une façon plus raisonnable. Voilà le genre de carte dont on peut discuter; elle n'est pas tirée du néant mais fondée sur des modèles et un raisonnement; nous ne l'avons pas présentée comme la seule possible, ni même comme la meilleure, mais comme une autre hypothèse d'aménagement. Pour le moment, bien sûr, elle n'a eu aucune suite.`

Que faire?

Je dois terminer en essayant de répondre à la question que vous nous avez posée et qui est «que faire?» Quelles sont les tâches que l'on peut déduire de ces quelques remarques rapides? Nous sommes dans un domaine de représentation, c'est le sujet du débat. Tout a été dit depuis quarante ans au moins sur les représentations et sur la carte, et il m'arrive d'être un peu fatigué par la répétition de certains discours: et que le monde se divise entre affreux «scientistes» et lucides «humanistes», ou au contraire entre stricts savants et poètes approximatifs; et que la carte a «réifié» le territoire, etc. Ce n'est pas très intéressant de discuter longuement de ces sujets. Je préfère vous proposer quelques conclusions.

1. À choisir entre l'effort de représentation des territoires, qui est effort quand il est sérieux, et l'affirmation facile que toute «représentation» est suspecte, subjective, arbitraire, ce qui permet de dire que «tout se vaut», et que mon discours vaut votre discours, quoi que je raconte — c'est clair: je préfère l'effort.

2. Cet effort me semble impliquer de réels progrès dans l'emploi de modèles et dans l'identification des formes spatiales au moyen de modèles géographiques de référence, sous réserve que la logique sociale de ces modèles soit explicite. Que l'on sache à quoi l'on a affaire. Ce n'est pas la peine de parler de surface de tendance ou de modèles de gravitation si l'on ne sait pas ce qui tend, ce qui gravite et au nom de quoi.

3. Il nous faut garder à l'esprit la différence radicale qui existe entre la reconnaissance des formes au sens scientifique et ce que j'appelle volontiers le chamanisme ou la géomancie. Quand vous êtes face à un ensemble de formes et de représentations, vous avez plusieurs solutions. L'une consiste à dire: j'ai la révélation, je suis seul à «voir» les «vraies» formes et elles me «parlent»: c'est le comportement du chamane. Une autre attitude consiste à réinventer des formes et à les appliquer à un autre domaine d'interprétation: c'est l'attitude du géomancien qui, voyant des brindilles disposées par terre, n'en conclut rien sur le ruissellement mais décide que les dieux sont favorables ou ne sont pas favorables à votre projet. L'astrologie est fondée sur ce transfert: on a distingué dans le ciel des «formes» illusoires liées à des points qui sont à des millions d'années-lumière les uns des autres, et ne correspondent donc à aucune véritable forme cosmique, et on en prétend en inférer votre avenir personnel. Certains d'entre nous, parfois, «voient» des formes comme on «lit» le marc de café. La reconnaissance des formes géographiques demande plus de rationalité, et un solide apprentissage; et elle n'a pas à sortir de son champ d'application, qui est double: chercher à savoir comment de telles formes ont été produites, et comment elles peuvent infléchir les actions humaines.

4. Il me semble qu'il est possible d'appliquer en géographie un raisonnement de forme scientifique. Je ne dis pas que la science est supérieure à la divination, mais seulement que je ne sais pas deviner, que personne ne m'inspire et que j'ai appris quelque rudiment de comportement scientifique. On doit toujours faire la critique des sources — on ne le fait pas assez quand on a des cartes devant soi. On peut et on doit disposer de modèles référencés. On fait alors des hypothèses de recherche et on peut même déduire des propositions de ces hypothèses. Pourtant, le texte introductif au congrès dit: «en partant de la description physique pour aboutir aux théories explicatives»; non, cela ne me suffit pas; il m'arrive, il arrive à chacun de nous de partir de théories explicatives pour essayer de voir si telle configuration géographique a du sens, et si la réalité ressemble à ce qu'on attendait, aux conséquences des hypothèses formulées. Je crois que la méthode déductive peut exister en géographie, et les exemples n'en manquent pas. En confrontant ce qui est universel et ce qui est singulier, en s'interrogeant sur les logiques sociales qui produisent les formes dont on parle, en changeant de regard, d'azimut, de projection, d'échelle, en se mettant dans la place des autres. Et, d'autre part, en travaillant de façon coopérative, ce qui permet d'aboutir non seulement à des vérifications mais même à des réfutations au sens de Karl Popper.

5. Un autre appel dans le texte de votre colloque porte sur l'idée de «construire du sens». À ce sujet mieux vaut être prudent, ou plus clair. Nous ne savons pas, nous géographes, affecter un sens mystique ou cosmogonique à des objets territoriaux. Nous connaissons des représentations géographiques mystiques, comme cette fameuse imago mundi des temps de la scholastique avec Jérusalem au centre, l'Eden en haut, c'est à dire à l'est, Gog et Magog (les affreux) à gauche, forcément à gauche: ce n'est plus tout à fait (en principe) notre façon de travailler. Nous pouvons chercher des liaisons, des solidarités, des rétroactions, des éléments moteurs, des gradients, des ruptures, des interfaces, des lieux du changement. Si nous leur trouvons un «sens», c'est dans la direction du mouvement, c'est peut-être dans la cohérence et les contradictions du système que nous étudions, mais ce n'est pas dans une vision métaphysique des objets géographiques. Que cette tentation soit humaine, voire répandue en temps de désarrois, c'est évident. En dépit de quelques modes prétendument «postmodernes» et, en fait, «prémodernes», bien classiques sinon archaïques, je souhaite qu'elle reste à l'écart de notre travail et du travail que nous faisons avec les organismes territoriaux. La carte dans ce cas doit être une illustration au sens étymologique du mot, donc un éclairage; et non pas une illusion, qui, au sens étymologique, est un jeu qui consiste à tromper.

6. Pour travailler mieux et représenter plus fidèlement la réalité géographique, nous devrions veiller toujours mieux à la qualité de l'information scientifique. Ce n'est pas parce que les systèmes d'information géographique se développent que nous pouvons nous estimer satisfaits. On observe, même dans nos pays dits avancés, un recul de l'information statistique sur les activités humaines, ou en tout cas une altération de l'accessibilité des données. Cela tient en partie au fait que les organismes producteurs de données sont devenus des organismes commerciaux, et que le chercheur est en position parfois difficile — nous avons de grands débats en France en ce moment sur le futur des recensements et sur l'accès aux données localisées assez détaillées.

7. Enfin, je crois qu'il nous faut faire un effort pour développer la culture géographique et la culture cartographique. La carte ne «parle» pas toute seule, il y faut un apprentissage. Mon ami François Durand-Dastès dit volontiers: la géographie c'est comme le chinois, ça s'apprend. On croit qu'il suffit d'avoir une carte sous les yeux pour avoir tout compris. Ce n'est pas vrai, et la mémoire des formes géographiques vaut bien le même effort que la mémoire des textes. En apprendre l'usage nous permettra de jouer effectivement cartes sur table, contrairement à quelques attitudes ésotériques, et à partager notre savoir: non seulement avec les hommes politiques et les décideurs des organismes d'aménagement, mais aussi avec les citoyens et les associations qui sont capables d'exprimer leurs aspirations, et des points de vue souvent originaux, si l'on les y aide par la représentation des lieux et des territoires.