La géographie sur la place: emplois, modes et modes d’emploi

Roger Brunet, février 2002

Communication présentée à la demande des organisateurs du Colloque «Mutations des territoires, mutations de la géographie», Société royale belge de géographie pour son 125e anniversaire, Bruxelles 22 février 2002.

Résumé.— On peut estimer que, en un quart de siècle, les usages sociaux de la géographie ont progressé dans l’aide à la décision, l’aménagement du territoire, le recours aux cartes et aux nouveaux outillages. Développement local, construction européenne et mondialisation ont contribué, avec l’évolution des pratiques et des réflexions des géographes eux-mêmes, à cet élargissement des emplois de la géographie. L’image instinctive de la géographie, sa place dans le champ disciplinaire et sa position médiatique n’en ont pas été bouleversés pour autant. Les avancées dans tous ces différents domaines apparaissent d’autant plus nettes qu’elles s’appuient sur la rigueur scientifique, l’ouverture aux autres sciences et la conscience claire de la spécificité du travail des géographes, plutôt que sur les aspects les plus convenus des modes culturelles et des discours associés. C’est en travaillant sur l’information géographique, l’analyse spatiale, la réflexion sur les effets de situation, de perspective et d’échelle, en approfondissant l’étude des différences sociales et spatiales et des problèmes d’environnement que la géographie peut attendre de nouveaux emplois et rendre des services mieux appréciés.

Préciser l’évolution de la place de la géographie dans la société sur un quart de siècle et interpréter les changements n’est pas chose facile. On a suggéré, pour orienter ces réflexions, le thème du «retour de la géographie au cœur de la société». Je me garderai bien toutefois d’adopter une formule qui suppose qu’il existe une société définie, qu’elle a un cœur, que la géographie y est revenue — ce qui implique à la fois qu’elle y est vraiment, qu’elle y fut jadis, et qu’elle en était sortie: c’est là bien trop d’hypothèses, et qui me semblent aventureuses. C’est pourquoi je me contenterai de parler d’emplois de la géographie, de modes, et de modes d’emploi. Il ne s’agira en aucun cas un bilan circonstancié: mais d’un témoignage, d’impressions, de vœux — avec pour horizon notre bout d’Europe.

1. Comme un désir accru de la géographie

Mon impression est qu’il existe pour cette période quelques indices d’une amélioration de la notoriété de la géographie, et éventuellement des géographes:

Ces expansions — je ne dis pas nécessairement: ces progrès — sont sans doute en partie liées à des transformations du monde, voire des techniques. On sent comme une «géographisation» de l’ambiance.

La «curiosité géographique», le «sentiment géographique» comme dit Erik Orsenna, ont toujours existé. Ils ont probablement profité au cours de ce quart de siècle d’un certain nombre de grands phénomènes, parmi lesquels il me semble facile de repérer:

Il s’agit là de préoccupations, de processus et de données qui sont très loin d’être futiles, et qui ont des effets directs sur les niveaux et les modes de vie, sur les représentations et les comportements, et même sur les croyances, les idées et les idéologies.

L’appel à des catégories relevant de la géographie semble s’être élargi et diversifié. Nombreux sont ceux qui sont tentés d’y répondre, avec ou sans compétence. De ce fait, je me demande si la réponse des géographes eux-mêmes est vraiment à la hauteur des enjeux, et si leurs géographies ont changé autant que le monde — et autant qu’on aurait pu le souhaiter.

2. Cinq équations pour des fractions de société

Pour éclairer cette question, il faudrait affiner. La société, c’est vague et c’est composite. Vue de plus près, elle est faite de constituants assez différents en la matière. Je vous propose de distinguer cinq catégories, à propos desquelles il est possible de formuler des hypothèses, ou des impressions, plus que des faits scientifiquement établis; ce qui laisse la place à toutes les réévaluations et corrections que d’autres expériences imposeraient.

1. Les jeunes, scolaires et étudiants

Bernadette Mérenne-Schoumaker traitant de son côté de l’enseignement, je me contenterai de remarquer qu’à l’école et à l’université la géographie, à travers maintes vicissitudes, semble avoir en gros maintenu ses positions dans les pays que je connais. En quantité, elle semble avoir conservé sa place, et ses effectifs semblent avoir crû moyennement. Des régressions ou des menaces affectent parfois le domaine scolaire (comme en Italie), pas vraiment l’Université.

Notons dès à présent, pour ce dernier quart de siècle, un sensible élargissement des débouchés hors du monde de l’éducation; la contrepartie en est dans la difficulté où se trouvent les géographes d’alimenter suffisamment ce dernier, laissant l’enseignement de la géographie à des professeurs faiblement formés dans la discipline.

2. Les décideurs

De très sensibles progrès ont été accomplis partout dans la relation avec les décideurs de toutes sortes: élus locaux, administratifs et ingénieurs des services publics, entrepreneurs même.

C’est là un grand changement par rapport aux années 1970, où seuls économistes, juristes, sociologues et architectes semblaient avoir une utilité sociale hors des spécialistes de sciences naturelles. L’intrusion des géographes n’est pas unique: des anthropologues et même des historiens, voire des philosophes, ont pu être sollicités; mais elle est générale et soutenue.

À ma connaissance, le phénomène existe aussi en Suisse, en Espagne et en Italie; il est très sensible en Russie. Il touche tous les niveaux d’expertise: études à l’échelle européenne, nationale, régionale, locale.

Contrairement à ce qui se passait encore au cours des années 1960, la spécificité du travail des géographes me semble y être généralement reconnue: l’information sur les lieux, l’analyse spatiale au sens large, la cartographie et les SIG sont leurs domaines principaux de compétence.

Ce mouvement a permis l’ouverture de nombreux débouchés. Les jeunes géographes ont trouvé des emplois directs, par l’embauche dans les administrations et collectivités locales, parfois les entreprises, et des emplois indirects, par le recours aux bureaux d’études: quantité de géographes ont pu apparaître dans des cabinets privés, et souvent en fonder eux-mêmes.

3. Le milieu intellectuel

D’une façon générale, les échanges avec les autres scientifiques semblent avoir progressé. Ils ont évidemment toujours existé, mais jadis ils étaient plus souvent limités à des relations personnelles et les géographes faisaient assez volontiers bande à part dans les universités. La pratique des appels d’offre a certainement contribué à ces rapprochements; sans doute aussi les progrès accomplis par les géographes en méthodologie, en épistémologie et dans l’approche de questions de société et d’environnement y ont eu quelque part. De ce fait, et par l’adoption d’éléments de langage commun (logique et mathématique notamment), davantage de passerelles ont pu être établies et consolidées.

Toutefois, si cela a entraîné de nombreux changements dans la pratique de la recherche, et dans la considération et l’estime réciproques des chercheurs de différentes disciplines, cela ne semble pas s’être accompagné d’un changement fondamental du statut de la géographie dans les sciences. On n’observe pas d’entrée significative de géographes dans les débats d’idées, guère de citations significatives d’ouvrages de fond écrits par des géographes — lesquels ouvrages existent pourtant. Les références restent plutôt rares chez les philosophes, les économistes, comme d’ailleurs, semble-t-il, dans les sciences naturelles.

4. Les médias

Les médias se sont intéressés, davantage qu’auparavant, aux travaux de géographes, et s’y intéressent sporadiquement. Des géographes sont régulièrement consultés par la presse écrite, la radio et même la télévision, au moins dans le cadre régional, parfois au niveau national. Quelques initiatives ont eu en France une assez bonne couverture (Festival de Saint-Dié, Gip Reclus). Périodiquement, la presse découvre ou redécouvre des cartes qui excitent l’esprit (ex. certaines structures de l’espace européen, ou plus récemment des cartes de la santé et de la mortalité) — voire des phénomènes géographiques permanents mais régulièrement oubliés et sur lesquels des journalistes croient devoir aussitôt relancer des géographes (ex. le débit de l’Yonne et de la Seine, le niño, la mousson, l’énorme population de la Chine et de l’Inde, la particularité des détroits ou le sida en Afrique…). La curiosité géographique se manifeste souvent à l’occasion d’événements; mais des géographes ont parfois su créer l’événement — surtout par la carte —, passant ainsi d’une position passive à une attitude plus active.

Il reste que, dans ces domaines, on doit prêter attention à trois points. D’abord, les géographes publient rarement des articles de fond sur des sujets majeurs dans la «grande presse». Ensuite, le milieu des médias a sa propre existence et sa propre logique, vit en grande partie en autarcie et s’intéresse d’abord à lui-même: en dehors d’exceptions de quelques «savants» décidés à jouer tout à fait leur jeu, jusqu’à présider des concours de beauté, on a peu à en attendre — même Pierre Bourdieu s’en est plaint. Enfin, les journalistes font leur travail, avec leurs moyens propres; l’actualité, qui est leur champ de travail, est souvent très «géographique»; or son traitement médiatique n’implique nullement le recours à des «experts» — lesquels ont d’ailleurs le plus souvent tendance à ne s’exprimer qu’avec un luxe de précautions et de circonlocutions incompatible avec le style médiatique; il est donc assez naturel que les journalistes s’estiment autosuffisants sur une grande partie de notre propre champ, et nous ne saurions nous en offusquer. À nous de nous exprimer de notre côté, le cas échéant; mais à chacun son métier: il serait imprudent de vouloir jouer au journaliste.

En tout cas, même si les médias ont plus souvent que jadis recours aux géographes, on ne connaît pas encore un seul géographe «médiatique» en Europe occidentale, ni sans doute dans le monde, au sens où le sont quelques philosophes, historiens, économistes, sémiologues, paléontologues, astronomes ou autres — récurrents et, en vérité, fort peu nombreux.

5. Grand public et dirigeants politiques

Une dernière constatation est que la géographie scientifique a peu progressé dans la conquête de ce que l’on appelle en général le grand public. La multiplication des titres d’ouvrage et la permanence des revues ne déborde guère du public universitaire; on n’a pas vu non plus d’essai à grand tirage signé par un géographe.

Il y a eu quelques tirages à succès, mais déjà anciens (Découvrir la France a atteint 300 000 ex. en fascicules hebdomadaires et albums, il y a déjà trente ans), et un succès d’édition qui revient à un géographe (Jean Malaurie), mais pour des ouvrages d’ethnographie, et dont le succès est tout aussi ancien même s’il est nettement plus durable. Seuls des atlas généraux et des annuaires parviennent aux gros tirages.

Pourtant le grand public consomme à sa façon «de la géographie». Nul ne sait ce qu’est le grand public, mais il a ses habitudes, en partie façonnées par les médias. Si j’en rapproche les dirigeants politiques, c’est que ceux-ci aiment bien en général être en résonance avec la masse des électeurs, et les flatter dans le sens du poil. Or s’il est quelque chose qui n’a nullement changé en 25 ans, en dépit de tous nos efforts pour élever le niveau de l’information et de la réflexion du grand public et des dirigeants, c’est bien dans ce domaine.

Le discours populaire sur «la géographie» est en général cohérent, et n’a absolument pas évolué: il maintient ce que la géographie de tradition a de plus conservateur, pour ne pas dire de plus réactionnaire. Tout ce dont les géographes scientifiques s’évertuent dans le même temps à montrer l’inanité, à savoir le déterminisme naturaliste le plus grossier, la survalorisation des «racines», les «vocations» locales assignées de toute éternité, affleure dans les propos de comptoir et dans les discours publics, qui sont assez souvent du même tonneau. Au contraire, les inquiétudes, en partie légitimes, concernant certains aspects de l’évolution de la planète ont renforcé une tendance spontanée au réenchantement de la nature.

De sorte que l’image «instinctive» de la géographie, si j’ose cette expression, n’a pas changé. Cette constatation m’amène à réfléchir à «ce qui marche» en géographie, c’est-à-dire à ce qui est socialement admis, pour ainsi dire «socialisé» — à des degrés évidemment différents selon les catégories mêmes que je viens d’évoquer.

3. Géographie Janus: deux versants du métier

Je suggérerai volontiers que «la géographie qui marche», la géographie la mieux socialisée, a une double face, deux versants actifs, un ubac et un adret ou, comme l’on dit mieux dans les Pyrénées, une ombrée et une soulane.

Le côté sombre, c’est celui de l’instinct. C’est comme un réflexe, qui nous vient des origines. «La géographie» c’est ce qui est là, immuable, la nature-mère qui commande et que l’on ne doit pas trahir. Les montagnes, les rivières, les sols. On veut bien y ajouter des frontières et des villes, mais stables. Plus quelques indigènes, aussi étranges que possible: les autres ne seraient pas «authentiques». Feuilletez les revues à grand succès qui se réclament explicitement de la géographie: Geo, et le National Geographic, qui a désormais une édition en français. Leur succès ne se dément pas. De belles photos, certes; mais de quoi ? D’animaux, de végétaux, de reliefs; plus des «primitifs», pourvu qu’ils aient l’air tout aussi «naturels»; quelques monuments pour varier, mais fondus dans le paysage. Quant à la vie et aux œuvres de l’immense majorité des humains, ce n’est pas l’objet. Notez d’ailleurs que ces magazines, œuvres de journalistes, se passent parfaitement des géographes de métier.

Les dirigeants sont supposés faire la politique que cette «géographie»-là nous «impose», jusque dans les charcutages électoraux, comme l’assurait sans rire un ministre français de l’intérieur; et les stratèges sont supposés mener leurs troupes conformément à ce terrain. «La géographie», évidemment incontournable, est l’excuse des mauvais chefs. Certes, il n’y a pas que du faux ou des illusions en l’affaire. C’est à nous d’y réfléchir. Mais comment oublier tous les acteurs des sociétés humaines, et la complexité de leurs stratégies entremêlées, comment oublier l’invention, plus le hasard ?

On peut répondre que, de toutes façons, toute connaissance est un gain et que, de la fréquentation accrue de ce versant ombreux, nous géographes devrions nous réjouir. Je n’en suis pas si sûr. Je ne suis pas convaincu que la contemplation des accidents de la nature porte à l’amour de l’humanité, et qu’un regard amusé et condescendant sur d’aussi étranges indigènes conduise nécessairement à l’altruisme. En revanche, j’inclinerais volontiers à penser que l’insistance sur la nature amène non seulement à vouloir la réenchanter, ce qui n’est qu’affaire de croyance personnelle, mais à s’opposer instinctivement à tout ce qui l’altère: au changement, et à l’aménagement.

Or l’humanité n’a progressé qu’en s’«arrachant» à la nature, les sociétés ont passé leur temps à la modifier, à l’aménager, à la corriger à leur convenance, au moins depuis que certaines ont inventé l’agriculture. On peut à ce sujet saluer l’ouvrage récent de Jared Diamond, De l’inégalité parmi les sociétés, paru en 1997 et traduit en français en 2000 chez Gallimard —en regrettant au passage qu’il soit l’œuvre d’un médecin physiologiste, et non d’un géographe. Du moins est-ce un livre qui fait une large place à la géographie prise au sens large, parfois d’ailleurs presque trop, dans sa recherche des bifurcations et des inventions qui ont transformé et différencié l’humanité, altérant quelque peu la nature tout en exploitant ses propres différences.

Qu’il y ait à redire sur la façon dont certaines sociétés ont procédé à cette altération, et continuent à le faire avec les moyens surpuissants d’aujourd’hui, est un autre sujet — capital, mais qui, précisément, se situe sur l’autre versant de la géographie.

Car il existe un adret, une autre géographie «qui marche», dans les deux sens du mot: qui fonctionne et qui intéresse.

Il est possible d’en définir quelques caractéristiques. Selon l’expérience que j’en ai et les observations que l’on peut faire:

Cette géographie obtient ses meilleurs résultats et ses succès les plus significatifs en développant tout ce que nous avons appris de l’analyse spatiale, fondée sur une approche scientifique, consciente de ses hypothèses, des biais des informations et des techniques, et étayée par une solide théorie de la production de l’espace.

Travaillant ainsi, nous n’effacerons pas l’autre versant — pas plus que les progrès de l’astronome ne réduiront le succès de l’astrologie, car il s’agit du versant de l’impensé, de l’irrationnel. Du moins pourrions-nous veiller à ne pas le peupler à notre tour, mais au contraire à l’éclairer un peu. Or cette éventualité n’est pas aussi absurde qu’il peut sembler.

4. Des courants et des modes, ou flotter sans sombrer

Cette opposition de versants est évidemment une figure de style un peu simple, et n’est d’ailleurs pas propre à la géographie; elle ne doit être vue que comme un modèle de tendance, ou plutôt de constante. Elle se complique du fait que la géographie n’est pas une, et qu’elle n’est pas indépendante des fluctuations des modes intellectuelles.

Il est en effet de plus en plus difficile de parler de «la géographie» et du géographe au singulier. Au cours du dernier quart de siècle, il me semble que la géographie s’est tout à la fois diversifiée et intégrée, et que c’est là un trait majeur de sa place dans la société, pour parler simplement.

J’ai gardé de mon premier (et lointain) apprentissage de la géographie l’image d’un corps d’assez petite taille, homogène, corporatiste et aseptique, quelque peu éloigné des débats d’idées pourtant vifs à l’époque, disposant de peu d’ouvrages de réflexion.

D’un côté, un processus de diversification interne s’est amorcé dans les années 1960; il s’est poursuivi et élargi depuis. Les progrès de la géographie dite humaine, l’inégal investissement dans l’apprentissage de la mesure et de l’analyse spatiale, un effort inévitablement sélectif sur la théorie, l’accroissement considérable de la population des chercheurs, peut-être aussi un élargissement général des curiosités, y sont certainement pour quelque chose. C’est ou ce fut une libération, que je salue comme telle.

De l’autre côté, les géographes, mieux intégrés au travail interdisciplinaire en sciences sociales, semblent se montrer plus sensibles à l’ambiance culturelle, aux modes intellectuelles générales, voire aux débats d’idées; plus conformes en somme — c’est peut-être par là que l’on pourrait parler d’un «retour au cœur de la sociét黅

C. Kesteloot et P. Saey sont chargés d’être plus précis à ce sujet, et de nous proposer leur représentation de ces changements. Je me contenterai ici de souligner certains effets de cette intégration culturelle. Nous avons connu des tendances, et des polarisations. Le «tout mathématique», le «c’est l’économie qui détermine», le «tout est politique», le «c’est le culturel qui compte». Nous recevons maintenant des sollicitations vers le «politiquement correct» à l’américaine: l’on se devrait de travailler sur la différenciation sexuelle de l’espace et sur l’espace dit domestique, comme, cela va de soi, sur la pollution et les déchets.

Il y a toujours quelque chose de positif dans les modes et, si en leur temps nos prédécesseurs avaient été plus attentifs aux débats de la sociologie et de l’histoire, au structuralisme et au marxisme, la géographie aurait pris moins de retard dans les débats de culture et de société. Les modes intellectuelles et scientifiques mettent l’accent sur des carences, des sujets et des approches négligés. Elles font converger des efforts. La difficulté, avec des chercheurs dont le bagage théorique est un peu léger, c’est qu’un néophyte devient vite un zélote, et en rajoute toujours un peu dans la surdétermination.

Que des trains d’ondes entrecroisés remuent la géographie et la rendent houleuse n’est pas mauvais en soi. C’est le calme plat qui serait redoutable. Mais il serait non moins redoutable d’être emporté dans des courants de masse, d’ailleurs éventuellement réversibles en peu de temps.

Pour rester dans les images physiques, je dirai qu’une science procède normalement par accrétion, et non par négations successives. Elle prend et elle retient de chaque mode ce qui marche, ce qui fait penser. Et elle ne devrait pas oublier. Avoir appris à mesurer et calculer ne doit pas être vu comme une mode éphémère dont on serait enfin débarrassé, mais comme un apprentissage nécessaire et durable. Avoir appris à évaluer le poids des représentations et des déterminants économiques, politiques et culturels dans la production de l’espace géographique n’autorise ni à oublier tel ou tel par la suite, ni à élire l’un d’eux déterminant en chef.

Si je parle ainsi de mode, c’est parce que j’observe que la socialisation accrue des géographes a des conséquences sur leur travail et que ces conséquences méritent d’être examinées.

En simplifiant beaucoup, disons que l’une des tendances fortes du présent est dans la promotion de l’individu, de la quête d’identité individuelle, dût-elle s’appuyer sur des formes de communauté. Une autre est dans la défiance à l’égard de la science, l’affirmation que tout se vaut, que la vérité est inconnaissable — hors de l’inspiration qui vous révèle l’«être-là». Les deux courants sont les constituants principaux de ce qui s’affiche comme «postmodernisme» et prétend ainsi fossiliser la modernité. Quand des géographes s’en inspirent, cela donne des résultats curieux.

Les uns vous diront qu’il faut étudier la vie quotidienne des personnes, leur espace familial, leurs objets familiers; sujets dignes d’intérêt en effet; mais tout sujet d’intérêt appelle-t-il nécessairement le concours de géographes zélés ? Demandons-nous d’abord en quoi un géographe apportera à cette analyse un point de vue compétent et des méthodes originales; qu’attendrions-nous d’une «géographie» de Loft Story ? La géographie est outillée pour étudier certains faits de société — de toute première importance d’ailleurs, et qui requièrent toute son attention; je ne la crois pas à sa place dans tous les sujets, et notamment dans l’approche voyeuriste des individus, ni comme contribution à l’ontologie.

D’autres géographes ont décidé de se préoccuper de l’identité individuelle par le lieu, sinon par la racine; il leur est arrivé de dire à ce sujet des choses neuves et utiles à propos des représentations individuelles et des choix qu’elles peuvent déterminer, notamment de migrations et de résidence; mais certains sont allés jusqu’à trouver aux lieux un esprit, et même une âme, «qui s’impose à notre âme». Glissant ainsi sur les pentes du versant de l’ombre et de la déraison, ils ont choisi sans vergogne de nommer cela géographie humaniste, ou du moins «humanistique», alors que précisément l’humanisme est exactement à l’inverse: un effort vers la raison et vers l’émancipation de la personne humaine.

D’autres géographes encore vous assurent sentencieusement que la géographie est un savoir tellement stratégique qu’il ne peut qu’être secret, et réservé à des initiés — qui seuls savent, par exemple, qu’il faut passer par la Hongrie pour envahir efficacement la Serbie, et le distillent dans la presse parce que l’Otan ne les écoute pas; c’est ce que, ailleurs, on appelle la géomancie, ou le chamanisme:« je sais lire les entrailles du sol, parce que je suis inspiré».

Il est ainsi des façons de suivre la mode qui vous renvoient directement au versant obscur de la géographie, celui des forces telluriques et de l’irrationnel. Des géographes de métier suivent le courant d’air en prétendant l’organiser, cherchant à y faire entendre leur écho. Je ne trouve pas très sain cet air du temps.

Rassurons-nous: on ne peut pas dire que ceux des nouveaux (ou des vieux) géographes qui se sont mis à agiter l’ubac aient obtenu de francs succès: sur ces terrains, des philosophes, des sociologues, même des anthropologues, voire de simples polygraphes, ont et auront toujours bien plus d’audience. Et quant au commerce de l’irrationnel, rien ne vaut l’autorité d’un physicien réenchanté au fil de l’âge, d’un astronome du commencement absolu, d’un botaniste en transe, voire d’un géologue péremptoire: il sera mieux cru, parce qu’il vient des sciences dures.

5. Pour des modes d’emploi socialement utiles

Il y a pourtant quantité de choses qu’un géographe sait faire bien, et fait de mieux en mieux, ou pourrait faire de mieux en mieux.

En dépit de toutes nos différences, et parce que nous en avons beaucoup discuté, nous géographes avons bien un domaine commun, balisé de mots clés comme espace, territoire, pays, réseau, lieu, milieu, distance, diffusion, voisinage, etc. et je dirai même un champ propre: celui de la production et de l’organisation de l’espace terrestre — qui suppose, entre autres, quelque connaissance de la Terre elle-même, en tant que planète porteuse de vie.

Ce n’est pas un simple «point de vue» différent dans le vaste magma d’une science sociale unifiée: c’est l’étude propre d’objets de science spécifiques, avec des outils privilégiés, et une compétence qui déborde du seul sujet social, même si c’est pour mieux interpréter celui-ci.

Compte tenu des connaissances et des savoir-faire acquis au cours de ce quart de siècle (et avant, bien entendu), et de ce que l’on peut observer de leur usage social, à travers réussites et carences, il me semble que l’on peut assez bien voir à quoi pourrait, sinon devrait, s’employer la géographie demain.

  1. Tout d’abord à poursuivre des recherches librement décidées et librement conduites, aussi «pures» qu’on le voudra, sans souci de financement sur contrat (ce qui implique des aides financières hors de tout programme imposé) et sur n’importe quel sujet: la liberté de la recherche est comme une assurance sur l’innovation. Le seul souhait que je ferais volontiers serait que cette recherche soit menée selon des méthodes rationnelles et donne lieu à des publications: rendre compte de notre recherche est notre façon de rendre des comptes.
  2. Tenir bon sur l’objet central, qui est l’intelligence des localisations et l’analyse spatiale. Cela suppose des travaux accrus sur les dynamiques des populations et des lieux, la division spatiale du travail, les réseaux et les ruptures, les agrégations, ségrégations et retranchements, la distribution des inégalités sociales, les mailles territoriales et la production foncière, l’écologie (au sens large), les transformations de l’environnement et les risques, les dissymétries et les effets de distance, etc.; et bien entendu des recherches sur ceux qui produisent l’espace géographique: les acteurs, leurs représentations et leurs stratégies.
  3. Investir davantage dans la connaissance des mouvements des idées, afin de mieux se situer, ce qui devrait aller de soi pour un spécialiste des situations.
  4. Développer notre savoir sur des thèmes scientifiques transversaux, ceux où notre apport interdisciplinaire est en général le plus apprécié
  5. Être plus assidus et plus attentifs en matière, précisément, d’information géographique. Il me semble que nous ne faisons pas assez bien notre travail de base, qui est la description géographique, celle des lieux, de leurs qualités et activités, de leurs changements. On ne peut pas laisser à la CIA le monopole de l’information géographique, et nous devons au contraire diffuser cette information à tous par nos revues, nos livres, par Internet, etc. Nous ne sommes sans doute pas libérés d’une crainte de l’inventaire, nous avons toujours peur de retomber dans une vieille géographie purement factuelle. Mais ce n’est plus de saison, puisque nous avons montré que nous savons faire tout autre chose. D’ailleurs nous n’hésitons pas devant des programmes de SIG hautement détaillés et fort coûteux, mais purement numériques et sans noms de lieux. Il nous faut reparler des pays et des lieux, avec précision.
  6. Travailler et s’exprimer directement sur les grandes questions qui préoccupent nos sociétés. Et, par exemple,
  7. Et, oui, continuer à travailler en géographie «appliquée», sans état d’âme et sans complaisance. Nul chercheur n’y est obligé, et l’on peut se plaire et se limiter à la recherche «pure». Nul chercheur n’est obligé de ne travailleur que pour les puissants, même s’ils financent mieux: notre savoir peut, doit être aussi au service des ONG, des associations, etc.

Conclusion

Par ces chemins et dans ces champs les géographes pourront contribuer à une théorie critique de la société. Il me semble bien qu’en 25 ans la géographie a progressé sur son adret, dans son emploi social et vers cette forme d’utilité sociale qui est le devoir de critique et de lucidité de l’intellectuel.

Néanmoins, ce qui a manqué le plus aux géographes durant ces 25 ans, ce n’est pas la science, même approximative parfois; ce n’est pas l’information, même si les données statistiques ne sont pas partout satisfaisantes; ce n’est pas l’emploi, le débouché; ce n’est même pas le financement et le travail sous contrat; c’est d’oser se prononcer sur de grandes questions qui sont au moins en partie de nos compétences, en cultivant quelque peu l’art de s’exprimer.

Mon vœu est que la géographie y parvienne peu à peu, non par de hasardeuses métaphysiques et leurs facilités momentanées, mais par son versant des Lumières — au sens philosophique et historique de ce mot.