Raisons et saisons de géographe

Roger Brunet

Publié dans la revue Géocarrefour, n° spécial Références, 1-2003
(Paru en janvier 2004)

Nicole Commerçon et François Durand-Dastès ont choisi de poser une excellente question: que pouvons-nous dire des «références» de notre travail de géographes? Or la réponse est triplement difficile. D’une part elle exige de faire l’effort de se mettre en scène, ce qui n’est pas nécessairement agréable; d’autre part elle appelle une réflexion sur son propre travail, autoexamen qui ne devrait pas tourner à l’autojustification; enfin elle implique d’évoquer un passé parfois bien lointain, qui risque d’être mal accessible, étrange ou sans intérêt pour de jeunes lecteurs. S’exposer ainsi, quelle imprudence en ces temps de dissimulation… J’avoue avoir hésité. Mais pourquoi se dérober quand on vous demande gentiment de vous expliquer? L’époque semble porter à l’autobiographie, y compris dans notre milieu, qui y était pourtant moins enclin que d’autres. Tandis que paraissent, sous la plume de P. Claval ou de R. Marconis par exemple, de bien curieuses «histoires» de la géographie qui semblent tout ignorer de l’abc du métier d’historien: des idées reçues mais pas de document, aucune mise en perspective, pas la moindre question posée à des auteurs néanmoins vivants, une incompréhension radicale des enjeux intellectuels. Ces considérations ont eu raison de mes scrupules.

Plus difficile est le choix d’un ton et d’un temps: car la réponse à la question peut tenir en une phrase, ou demander un livre entier pour être livrée avec toutes les nuances et explications utiles. La phrase serait: «j’ai cherché à développer une approche scientifique et critique de la géographie, appuyée sur des innovations de sciences connexes et nourrie par une formation laïque et républicaine enrichie d’une culture marxienne». En cela se tiennent les principales références. Le livre… il y a tellement de livres, si vite oubliés…

La règle du jeu de ce recueil suppose que j’éclaire un peu la phrase en question. Il est une limite à cela: si honnêtement et lucidement que je puisse tenter de le faire, ce ne sera jamais que pour la partie des références dont je suis conscient. Et la conscience des références est forcément imparfaite. D’autres trouveront peut-être autre chose dans mes écrits et sous ces propos mêmes. C’est leur liberté, du moment que l’on s’expose en publiant.

Sans vouloir être désobligeant à l’égard d’une science à laquelle j’ai consacré ma vie professionnelle, je crois pouvoir dire d’emblée que mes «références» n’émanent pas principalement de cette science même, mais d’un univers à la fois plus large et néanmoins situé en temps et lieu. Nous sommes tous plus ou moins tributaires d’un milieu et d’un moment, où se forment l’essentiel de la culture et des attitudes; et de quelques circonstances ultérieures qui peuvent les modifier en apportant d’autres «références», voulues ou subies. De nouvelles «références» se manifestent en effet constamment, et les miennes n’ont pas manqué d’évoluer. Il me semble pouvoir distinguer plusieurs moments principaux, qui correspondent d’ailleurs à des lieux précis, et dont chacun a fourni son cortège de différences.

Références initiales

Le premier, sans doute décisif, fut celui de l’enfance. Une famille pauvre, ni paysanne ni ouvrière, mais faite, depuis plusieurs générations déjà, de «service public»: postiers, cheminots, gardes champêtres; de celles qui étaient libérées de toute croyance au moins depuis 1900, et qui fêtèrent avec joie et espoir le succès du Front populaire. Une école laïque exigeante et de qualité, qui apprenait bien des choses utiles, ainsi que les vertus de la République, du civisme et de la citoyenneté; la chance que, bien qu’à la campagne, se soit trouvée une bibliothèque privée à laquelle j’avais un accès pratiquement illimité et dont je dévorais les Jules Verne, Fenimore Cooper, Mayne Reid, Burroughs et autres grands découvreurs ou inventeurs de mondes. Un village girondin sous l’air des pins landais, socialement contrasté, juxtaposant deux hobereaux propriétaires de métairies, un quartier d’ouvriers de fonderie et de papeterie, un noyau de commerçants et un entourage paysan, révélé dans ses tensions et antagonismes par le Front populaire puis l’occupation allemande et les restrictions. C’est ce que je peux appeler ma référence de base, laïque, républicaine et sociale; une rente à vie.

Le second est celui de l’adolescence, marquée par la Libération et le transfert dans le Toulouse populaire des années suivantes. Les séductions de l’action militante au collège et en fac, de la chaleur des amitiés dans le monde chatoyant, plein d’espoir et de ressources, qui gravitait autour et au sein du parti communiste dans les luttes sociales, anticolonialistes et dont un ennemi symbolique local était le RPF. Les ressources de la merveilleuse «BM» de Toulouse, la bibliothèque municipale, un vrai palais dû aux municipalités de Front populaire, et d’une Librairie de la Renaissance où j’avais mes habitudes. J’y écoutais avec bonheur le séduisant Henri Lefebvre, alors à Toulouse, critique et profond, trop profond et qui en jouait. Une plongée assidue dans la littérature «marxiste», d’infinies discussions sur le matérialisme dialectique et la transformation de la quantité en qualité, la génétique et la science «bourgeoise ou prolétarienne», beaucoup de «réinterprétations» de l’histoire. «Vous connaissez mieux le marxisme que l’histoire, mais la copie est intéressante»: ce fut la première des annotations que je reçus en faculté, de la part de Jacques Godechot.

Premiers pas professionnels

C’est dans cette ambiance que j’ai découvert la géographie: un peu par goût, un peu par défaut. Par défaut, parce que certaines études n’étaient pas financièrement à ma portée (l’architecture, par exemple) et que pour les autres j’aurais préféré aller «en sciences», à la rigueur en histoire. Mais j’éprouvai à cette occasion les limites du milieu social et de la «promotion républicaine»: ayant réussi, peut-être trop tôt, j’avais dix ans, au concours des bourses de collège, j’avais été condamné au collège «moderne» jusqu’au baccalauréat inclus; mes résultats y étaient bons, les collèges ne l’étaient pas; je me retrouvai avec un bac de math mais trop juste, et sans latin ni grec, ce qui à l’époque interdisait une licence d’histoire, sans parler d’une khâgne. Par chance, j’avais depuis longtemps de la curiosité et quelque goût pour «la géographie» en général et la carte en particulier, plus quelques aptitudes au dessin; la découverte de la géomorphologie et de l’explication de carte topographique fut une sorte d’émerveillement, par les vertus des méthodes d’investigation, du raisonnement logique et du dessin réunis, du moins tels que François Taillefer les faisait vivre.

Ça semblait n’avoir aucun rapport avec le marxisme: raison de plus pour s’y intéresser, une sorte de défi à relever. Ce temps de fac fut de travail intensif, autant d’ailleurs en histoire qu’en géographie selon les exigences de l’époque. Il me fallut rattraper les carences des collèges. La maîtrise (on disait alors le diplôme) sur le relief du Terrefort et un contrat inattendu pour l’étude de la haute montagne et des glaciers du bassin garonnais furent l’occasion de proposer quelques interprétations un peu neuves, précisément éclairées par des idées sur les seuils et les discontinuités. Elles étaient clairement tirées de mes références marxiennes et de travaux faits dans d’autres champs scientifiques par des chercheurs de même culture. Bien sûr, nous plaisantions nous-mêmes à l’époque, entre amis, des caricatures de «dialectique» qui se publiaient çà et là, et certaines de ces approches viennent peut-être davantage de Hegel que de Marx, mais c’est par Marx qu’elles nous parvenaient. Je me suis toujours senti aidé par la pensée des crises, des révolutions, des ruptures internes aux systèmes, des temps de leur «préparation» et de leur rémission, des possibilités de renversement: cela permettait de se faire une autre idée de certaines discontinuités topographiques, voire de comportements des fluides (écoulement laminaire ou turbulent par exemple), de réinterpréter des formes connues. Il y avait là comme un jeu de découverte, une joie des révisions efficaces en cohérence avec d’autres domaines de recherche.

Système et société

Crise et rupture: en même temps que je pouvais commencer à éprouver en science l’intérêt de quelques acquis marxiens, un peu plus d’information et de réflexion m’éloignait de la part de croyance qui avait pu s’introduire dans mes représentations du monde; le fameux Vingtième congrès du PCUS (1956), dévoilant à grand fracas l’imposture stalinienne, me relaïcisait en somme radicalement. J’avais déjà abandonné l’adhésion politique, je ne voyais aucune raison de récuser l’essentiel de l’apport critique et de l’analyse qui mettait en valeur les «forces de production» et les «rapports de production», tout au contraire. Ce qui ne contribuait pas peu, par une sorte de compensation, à une seconde rupture personnelle: le besoin de sortir d’un domaine inerte, minéral et en vérité très fréquenté, pour m’investir dans une «géographie humaine» alors fort négligée, sinon méprisée. Or elle me semblait d’autant mieux appeler une recherche critique qu’à quelques exceptions près elle oubliait singulièrement tout ce qui pouvait ressembler aux questions sociales en général (propriété des biens, acteurs, rapports de production, profits ou représentations, etc.). J’ai commencé par un petit livre sur le monde inquiétant du pétrole et par une analyse des mineurs de Redeyef (Tunisie). Je n’avais en ces domaines de réelles références que celles de ma culture «générale». Peu après, le sujet de thèse s’est construit sur une hypothèse forte: que l’essentiel du retard des campagnes toulousaines devait peu à leur géographie physique, contrairement aux idées régnantes, et presque tout à leur histoire sociale; si c’était le cas, il fallait en identifier les acteurs et les processus. Il s’agissait bien de géographie sociale critique; ces adjectifs n’importent que dans la mesure de leur relation à des débats ultérieurs.

Peu à peu et chemin faisant s’engageait en effet une troisième série de références. Non point tellement du côté des sociologues, que je trouvais souvent bavards; un peu plus des historiens, dont j’appréciais une certaine rigueur, mais qui me semblaient peu enclins à l’épistémologie. Davantage pour ce que je captais du côté de sciences dites dures et de ce que l’on appelait alors la «cybernétique» — le livre de Norman Wiener était disponible depuis 1952. Mes premiers travaux en montagne et des discussions avec des ingénieurs des Eaux et Forêts et des botanistes m’avaient fait croiser le concept d’entropie, qui m’intriguait, et rencontrer des calculs de régression, qui m’épataient. Peu à peu se dévoilaient des rudiments autour de l’idée de système, de rétroaction et de régulation, et des procédures de calcul qui semblaient efficaces, tranchant avec les rudimentaires données chiffrées brutes qui parsemaient sans recul ni critique les publications de géographie humaine. J’étais trop mal informé pour tirer le meilleur parti des «méthodes quantitatives» en cours de thèse, sauf à la marge, mais celle-ci doit davantage à l’analyse de système qu’il n’a pu sembler à l’époque. C’est cette approche qui me permettait d’approfondir des phénomènes d’échelle et qui nourrissait des réflexions sur le concept de «région», dite «homogène», terme auquel je préférai substituer «isoschème» (de même structure): bref de ces entités observables, tangibles, généralement dénommées, dont l’existence même posait problème, de ces contrées qui ne peuvent laisser indifférent le géographe et que je suggérai plus tard de nommer «géon» en général. Toute une série de travaux de recherche, où j’avais pu engager des étudiants de maîtrise à Toulouse puis à Reims, livrait des résultats de terrain, et m’amenait à chercher de nouvelles formes de représentation des structures, des dynamiques, des interrelations et des sous-systèmes dans l’espace géographique. Une partie en était graphique: j’ai en effet toujours cherché à me représenter les choses et les relations par des formes, donc par le dessin. Autant cela a pu me poser des problèmes à la lecture de certains philosophes, autant je puis en rendre grâce entre autres à Wiener, à Bertalanffy, à quantité d’auteurs de modèles dessinés, et à quelques architectes rencontrés en route, à l’occasion de travaux de prospective et d’aménagement du territoire.

Fécondation croisée

Or l’approche systémique posait à cette époque, et pose sans doute encore, des questions très intéressantes dans ses relations à un fond de culture marxienne. Je suis de ceux qui ont vécu ces relations comme non contradictoires; mieux, comme une heureuse fécondation croisée. L’idée d’interactions complexes susceptibles de se réguler un temps à travers leurs antagonismes, par rétroactions positives et négatives, éventuellement et partiellement maîtrisées par un intégrateur, avant que des écarts et des tensions finissent par compromettre l’autorégulation et préparer la rupture, voire la révolution ou la mutation, voilà qui permet de penser et qui n’aurait pas dû surprendre des familiers de la dialectique et des rapports de production — à la condition, bien sûr, de ne jamais oublier les acteurs des systèmes. Les fondements de la pensée systémique permettaient à la fois d’approfondir et de situer forces et rapports de production, d’apprécier le jeu des structures et des mémoires, et de leurs propres déformations et transformations; ils aidaient à préciser les processus de domination au lieu de les diviniser; voire à cerner le rôle de la plus-value et du profit. Pourtant on a vécu de curieux moments, surtout au cours des années 1970: des géographes, qui se pensaient sans doute plus orthodoxes que d’autres mais qui n’étaient à mes yeux que d’étroits catéchumènes, ce pourquoi je les ai nommés sténomarxistes, partaient en guerre contre ce qu’ils s’efforçaient de stigmatiser comme néopositivisme, plus souvent quantitativisme, sinon américanisme, ce qui n’était pas rien au temps de la guerre dite froide.

Quelques-uns se sont confinés dans leurs allergies et leurs anathèmes, au rang desquels ils englobaient jusqu’à la machine à calculer, puis l’ordinateur. D’autres ont prétendu opposer à ces recherches «positivistes» une géographie dite «sociale», comme si la géographie humaine pouvait être autre chose que sociale; c’est sans doute qu’ils n’osaient pas se dire «radicaux», cet adjectif n’ayant pas en France le sens qu’il avait en anglophonie. Une part de leurs travaux était de grande qualité et avait un réel intérêt, notamment par les sujets abordés, bien qu’il y manquât parfois de preuves et de mesures, voire d’un certain sens de l’espace géographique; une autre part n’était que discours rituel, encloué de chevilles de bois qui prenaient parfois la forme de sigles ésotériques. Savoir mesurer correctement a pu paraître dangereux aux virtuoses du discours intégriste, et l’idée de système ne va pas bien avec les représentations par hiérarchie, strates, infra- et super-structures, encore moins avec les «surdéterminations» et la trop fameuse «dernière instance», qu’ils privilégiaient — et à quoi les menait d’ailleurs une lecture un peu trop littérale des images que Marx lui-même avait jadis tirées des géologues de son temps. Il est intéressant de noter que, par là, ils se trouvaient rejoindre par la pratique les archaïques tenants de la «géographie à tiroirs», et par la théorie d’autres mystiques, mais «de droite», tels Thom ou d’Espagnat, ceux qui attribuaient au système un mystère et même un deus ex machina, une transcendance, glosant sur la nature du holon et la téléologie des systèmes. Ces attitudes apparemment opposées mais en réelle connivence étaient pour moi des antiréférences, ce qui est tout aussi utile que les références. Elles m’avaient toujours tenu éloigné d’un milieu parisien dominé par des élèves de Pierre George, milieu pour lequel j’avais eu une sympathie initiale, mais qui me paraissait finalement bien plus conservateur que progressiste.

Voir ailleurs

L’année 1975, au cours de laquelle j’avais pu synthétiser quelques idées dans la revue étrangère Geoforum, fut pour moi l’occasion d’une nouvelle rupture et, par contradiction, à la fois d’une installation à Paris et d’un éloignement par rapport à la géographie. J’éprouvais le besoin d’un recul, d’un changement, d’élargir culture et références, d’en savoir plus sur les sciences sociales, leurs problématiques et leurs outils, leurs débats transversaux: la place du géographe ne me semblait pas claire, ce que j’avais aperçu chez les autres m’interrogeait. Quittant l’université, je reçus en charge cette année-là l’information et la documentation dans l’ensemble des sciences humaines et sociales pour le compte du CNRS. Ce fut l’occasion d’acquérir mon quatrième grand stock de références, si je puis ainsi m’exprimer.

Les contacts avec des chercheurs de toutes disciplines, la plongée dans les centaines de revues reçues quotidiennement, les voyages à l’étranger, les librairies parisiennes m’ont fait connaître et apprécier ce qui se discutait alors du côté de la «déconstruction», du «postmodernisme» naissant, des débats autour de Heidegger, d’Hannah Arendt et du totalitarisme, m’amenant par rétroaction à tenter de combler si peu que ce fût mes énormes lacunes du côté des philosophes, de Lévi-Strauss, de l’école de Francfort et de bien d’autres. J’en profitai pour relire Marx, surtout le jeune Marx et les Grundrisse, devenus accessibles. Après m’être désintéressé durant vingt ans d’une URSS qui m’avait laissé un sentiment d’amertume et d’écœurement, je me rendis plusieurs fois dans le pays par obligation professionnelle, et connus l’envie de chercher à comprendre de quelle sorte pouvait bien être ce fichu système; je commençai à écrire sur des formes d’aliénation, de régulation et de contradiction que l’on pouvait y reconnaître; il en sortit l’article sur le Goulag et une proposition systémique lors d’un Géopoint; d’épais brouillons restèrent inachevés mais m’aidèrent plus tard. Ce furent de belles années d’apprentissage, de responsabilité et d’acquisition de références. Elles me donnèrent l’envie de revenir à mon métier initial après cet élargissement; si elles m’avaient apporté une plus juste et permanente évaluation de l’immensité de mes ignorances, elles avaient enrichi et nuancé mes représentations, tout en consolidant leur fond.

Pratique de la pratique

Un autre saut, délibérément choisi et préparé, me fournit ce que je peux très honnêtement appeler un cinquième groupe de références. Celles-là ne sont pas principalement intellectuelles: elles relèvent de la pratique (de la praxis, devrais-je dire). Bifurquer momentanément pour «la politique», recevoir quotidiennement les représentants de l’intelligentsia quémandeuse, résoudre des problèmes professionnels et syndicaux, monter des projets «mobilisateurs» dans différents champs des sciences humaines, se battre contre telles pratiques de l’Administration, tenter d’éclairer les ténèbres d’incompréhension dans lesquelles des scientifiques prétendument «durs» quoique accros au Big Bang, polytechniciens et même énarques tenaient en général les sciences humaines au sein du ministère de la Recherche, fut une dernière et riche expérience parisienne.

Prouver que l’on pouvait avoir une conception un peu ambitieuse de son champ scientifique en réunissant moyens, collaborations, recherches et publications fut la nouvelle étape: déplacement d’objet et de lieu à la fois, sous le ciel montpelliérain. Les «références» qu’elle ajoutait sont venues de la participation aux instances d’organismes de recherche comme l’ex-Orstom (recherche outre-mer), l’Inra (recherche agronomique), l’Ifen (environnement); de la recherche sous contrat (organismes publics, collectivités locales, entreprises, Commission européenne); des multiples branches, comités et commissions de l’aménagement du territoire avant son agonie; de la relation avec de nombreux élus et entrepreneurs, organismes patronaux et associatifs, grands demandeurs d’évaluations et de prospectives de territoires; de systèmes de formation qui m’étaient jusque-là étrangers, des éditeurs et des journalistes; et, bien entendu, du microcosme des «collègues» vu sous de nouveaux angles. Autant de milieux qui m’ont beaucoup appris, positivement ou négativement. Ils m’ont entraîné à cultiver à la fois la rigueur de la preuve et la clarté de la communication. Ce que je pense, ce qu’il m’arrive d’écrire aujourd’hui doit beaucoup à ces expériences et à ces expérimentations. Plus une bonne part de ce qu’il vaut mieux taire.

Ce qui reste quand on a tout oublié

Si je regarde ma bibliothèque de travail, je constate que les livres de géographie y sont nettement en minorité. Outre un fonds sur la littérature ès-systèmes, les plus longs rayons sont ceux de l’école de Francfort (de Horkheimer à Marcuse); de Habermas, qui la prolonge à sa façon; de Heidegger; d’Henri Lefebvre; de Marx; de Sartre; de Bourdieu. Il est vrai que ceux-là ont beaucoup écrit. J’ai des dettes plus ponctuelles mais non moins grandes à l’égard des Bachelard, Canguilhem, Bouveresse, Popper, Duby, Wittfogel et de quantité d’autres, jusqu’à Kant et Husserl, et récemment au roboratif Sokal. Des dettes même à l’égard de mes antiréférences: Heidegger est dans les longs métrages; des épigones de Marx (et parfois lui-même) seraient à ranger dans la même catégorie. Il ne s’agit évidemment pas de camps tranchés: je ne prends pas tout des premiers, je ne rejette pas tout des autres, et je n’ai jamais bien su quoi faire de Deleuze ou de Serres (du moins du premier Serres), de Derrida ou de Koestler. Référence n’est pas révérence… Bien sûr il est une autre bibliothèque; outre quelques poètes, mes préférés y sont Diderot et Voltaire, Anatole France et André Gide, et je n’oublie pas Georges Pérec. Pour moi, ils sont des «références» constantes. Pour la forme, et pour le fond; et là, je suis plus près de la révérence.

À mi-chemin de ce fonds culturel et du travail de géographe, je me sens une reconnaissance particulière à l’égard d’Henri Lefebvre et de ses écrits sur la «production de l’espace». Du côté de la géographie même, je citerai comme références initiales des hommes à l’esprit rigoureux, bienveillants et exigeants, dont j’estime avoir beaucoup appris à mes débuts : François Taillefer, André Meynier, Étienne Juillard, Max Derruau; ils affichaient une certaine distance aux approches théoriques, que néanmoins ils ne décourageaient pas. J’y ajouterai volontiers André Cholley et Pierre Gourou, dont certains textes riches en intuitions aident à penser. De tous, question de moment, de style et de contenu, c’est certainement Jean Tricart qui m’a le plus apporté, en toute communauté de culture et de références, me donnant à l’occasion la grâce d’une dizaine de pages serrées de critiques sur le manuscrit de ma thèse complémentaire: il avait fait des débuts fracassants non seulement en géomorphologie mais en «rurale» et en «urbaine», que malheureusement il n’a pas poursuivis avec la même ampleur et la même inventivité; m’aida aussi l’exemple de son complice Raymond Dugrand, avec lequel je regrette encore de n’avoir pas pu travailler davantage. J’ai surtout lu de l’anglais ensuite: Bunge et Olsson, Haggett et mieux Peter Gould, David Harvey et quelques «radicaux» m’ont aidé sans le savoir. Puis des amis, où se reconnaîtront pour nos complicités et nos échanges François Durand-Dastès et Henri Raymond, Jean-Bernard Racine et Giuseppe Dematteis ou Horacio Capel; et les réunions du comité de rédaction de l’Espace géographique, voire de certains Géopoint, à travers leur diversité.

Au jeu des antiréférences, de ceux qui aident à penser par opposition, qui pourrais-je citer? J’ai déjà parlé de philosophes et de certains scientifiques. Côté géographes et associés, ce serait d’abord Vidal de La Blache, sans conteste: je l’ai toujours trouvé surfait, et surtout pernicieux par son idéologie et par ses effets à long terme. Puis ces intégristes d’une «thèse» et ces déterministes simplistes, et à succès parce que simplistes, du genre de Spengler, Mackinder et autres Huntington; les Haushofer et les «stratèges» épigones; voire un Dardel à qui je ne rends cet honneur que parce qu’il fut «redécouvert» tardivement par des géographes qui ne savaient pas qu’ils lisaient dans ses pages une médiocre transcription de quelques cours heideggériens, qu’ils trouvaient plaisante en des temps new age. Reste que même les antiréférences sont des références, parce que les questions et les attitudes que révèlent ces écrits ont leur intérêt, correspondent à certaines sensibilités, et donnent à réfléchir — hors des polygraphes futiles et des simples perroquets qui font la graisse des médias.

Théorie et critique

J’évoquais au début «une phrase». En fait, la référence de fond tiendrait même en deux mots: théorie critique. Ils sont l’emblème de l’école de Francfort. Je me suis efforcé de me les approprier, dans les deux sens de ce verbe. De théorie nous avons besoin; sans critique il n’est pas de science et de connaissance, surtout des œuvres humaines.

Je crois en effet à la possibilité de progresser dans la connaissance de celles-ci, et en cela me sens tout à fait «moderne» dans l’esprit des «Lumières». Je sais que le réel est complexe, et que le simple n’est pas du domaine du réel; mais j’estime que le constat de la complexité n’est que le début de la recherche, non sa fin; sans quoi il suffirait de décréter que «c’est si complexe que cela défie l’analyse, et même la description», que même celle-ci serait donc une tentative illégitime et vaine de l’hubris, de l’orgueil des humains; et donc nier toute investigation au profit du n’importe-quoi-puisque-tout-se-vaut. Seuls les dieux, et ceux qui se déclarent leurs prophètes, sauraient… Pourtant chercher à comprendre est pour moi l’ambition la plus naturelle et la plus sympathique: peut-être en cela suis-je resté enfant. Et pour comprendre — et communiquer — j’ai appris qu’il faut chercher à déceler du simple sous la complexité: le simple est un outil nécessaire, s’il est assez… bouclé.

Or je reste persuadé que, à travers le monde et toute la diversité de ses cultures, le rapport des sociétés à leur territoire, et au monde lui-même, met en jeu des besoins élémentaires, des modes de pensée, des motivations, et quelques principes d’action, en nombre limité; que les formes que prennent ces actions dans le territoire suivent quelques lois simples mais socialement fondées (ma liste actuelle va jusqu’à une quinzaine); avec tant de variantes, de solutions locales et d’interrelations que le résultat en est l’extrême complexité du réel géographique — comme de tout être humain, de toute œuvre humaine, et d’ailleurs de tout phénomène ou objet naturel.

Oui, nous avons affaire à des objets uniques: les lieux, leurs relations. Non, nous ne pouvons jamais les étudier sans référence (encore…) à des universaux et à des modèles qui les représentent. Une identité ne se définit jamais que par rapport à un modèle, c’est même ce que signifie le mot: identique à. Ce que j’essaie de faire est de comprendre pourquoi ceci est là et pas ailleurs; comme ça et pas autrement, et différent de ses voisins; qui en souffre et qui en profite; comment ça marche et où ça va. Il s’agit bien de la singularité des lieux et de son évaluation critique: pour la saisir il me faut des références, justement; notamment, des modèles; ou si l’on préfère, une géographie générale raisonnée, ce qui manquait le plus dans les années 1950 et 1960, sauf en géomorphologie. Tout cela fait partie du bagage minimal et commun en sciences: on s’étonne parfois de devoir le rappeler dans notre domaine de connaissance.

Chemin faisant, je me suis fait une certaine idée de mon métier, et de la place des lieux et des territoires parmi les œuvres humaines. Une des clés de la géographie est dans la façon dont les acteurs découvrent ou créent des lieux de ressource, d’initiative, de vie et de pouvoir dont ils tirent ces rentes différentielles qui leur assurent quelque succès et quelque durée — d’où mon intérêt pour les hauts lieux, les zones franches, les retranchements et les aliénations, ou la géographie du diamant; et la conviction que la «mondialisation», n’«uniformisant» le monde qu’en apparence et à une certaine échelle, recrée sans cesse de la «différence», là où de superficiels esprits ne voient que «fin de la géographie»… Une autre clé est dans la manière dont se créent des équilibres locaux entre forces de production, acteurs et énergies, suffisamment durables pour que l’on puisse les observer, mais forcément dynamiques, ou traversés par des dynamiques — d’où mon intérêt pour l’analyse régionale et ses outils. J’ai essayé de dire dans quel environnement théorique et pratique ces représentations personnelles ont pu se former. Aucune de ces clés ne fonctionne sans la troisième, qui est celle de la relation entre lois, formes et singularités de la production de l’espace géographique. Cette production à son tour demande une bonne connaissance de ses acteurs: de leurs intérêts, de leurs moyens et de leurs représentations — y compris de leurs mythes à l’occasion: que les hommes aient inventé les dieux et d’autres croyances n’est pas sans conséquence en retour sur leurs comportements. Être allergique aux attitudes irrationalistes et mystiques en science et ailleurs n’empêche pas de constater qu’elles font partie de la réalité, et de les entrer comme telles dans l’analyse. Au contraire.

Élixirs

Je pense que, pour s’être très largement ouverte, la géographie dispose d’approches et d’outils spécifiques et efficaces, et même d’un objet spécifique qui lui permet de contribuer au progrès de la connaissance de l’ensemble des sciences humaines. C’est en ce sens qu’elle peut être utile à tous. Je ne crois pas du tout que ce soit en se fondant dans un magma indifférencié de discours sociologisants: comme pour la construction d’une maison, l’interdisciplinarité est féconde quand elle associe des spécialistes, et non des bricoleurs polyvalents. Mais être «professionnel» a ses exigences, et demande des apprentissages attentifs et patients. Pour moi ils se poursuivent, et m’amènent à travailler sur des instruments (chorématique) comme sur des sources (information géographique, dictionnaires). J’apprécie l’immense privilège que j’ai eu de pouvoir consacrer une grande part de mon temps à chercher, et par là à construire. C’est l’inverse du rébarbatif: je suis et reste dans le ludique, et m’y amuse en permanence.

D’autres jugent arides ces entreprises, qui leur évoqueraient plutôt une ascèse. C’est pourquoi le discours a tant d’adeptes; surtout en sciences humaines, bien qu’il tende aussi à gagner ailleurs. Je ne me suis jamais intéressé au prétendu «postmodernisme» tel que des géographes ont prétendu s’en saisir parce que je l’ai toujours considéré soit comme simple logos, soit comme imposture, soit comme une appellation incontrôlée pour décrire d’honorables objets de recherche sociologique, soit comme une tentative de mystification et d’abandon de toute attitude scientifique. Peu me chaut que son label ait permis à des équipes anglaises ou étatsuniennes de survivre aux coupures de crédits néolibérales de l’après-1975; certaines ont écrit à ce titre des choses intéressantes sur la critique des effets géographiques de ce même néo-libéralisme, c’est bien; et c’était d’autant mieux que l’approche restait «moderne». Les autres…

Le discours tend à se substituer à la recherche quand il est recherche de pouvoir ou quand il est expression d’une simple paresse. Les deux aspects ne sont pas aussi antinomiques qu’il semble. Est recherche de pouvoir tout ce qui tend à introduire la confusion, le mystère, à commencer par l’invocation d’un «pouvoir» omniprésent, indéfini et «expliquant» tout, à la manière de certains imitateurs de Michel Foucault, dont la pensée était plus subtile. Est recherche de pouvoir tout ce qui prétend que le réel est inconnaissable car seul un dieu (ou un grand stratège, une force occulte, etc.) en connaît le mystère, qui éventuellement en laisse entrevoir un fragment à quelques privilégiés, par illumination; or l’occultisme a contaminé jusqu’à la géographie, sous couvert de géopolitique. Est recherche de pouvoir tout ce qui a besoin d’«ismes» et d’instances suprêmes, de «ceci est d’abord cela»; étant résolument laïque, je me défie de tous les ismes à prétention englobante et transcendante — hors des sens faibles: après tout, il existe bien des artistes et des machinistes, voire des partis socialistes… Est expression de simple paresse tout ce qui est discours à l’eau tiède et logorrhée spontanée, refus de références, c’est-à-dire refus de lire, désintérêt pour l’information évaluée et recoupée, ignorance des méthodes de mesure, voire mépris de l’expression claire et des mots propres, quels que soient les prétextes que l’on s’en donne: je crains d’avoir vu progresser récemment ces penchants, sous le voile d’un «culturalisme» et d’un «postmodernisme» de saison — mais non de raison.

Telle me vient ici l’idée du dernier mot, et ma principale référence sans doute: la raison plutôt que la saison.

27 avril 2003