Roger Brunet
Texte inédit en français, écrit en 2009 pour le volume d'hommage à G. Dematteis, Le frontiere della geografia. AAVV, Utet Università, Turin, 2010, où il apparaît sous le titre «Produzione di territorio: attori e leggi nel mondo reale». Sa matière fait en traduction anglaise l'objet de deux des chapitres de Sustainable Geography
Parlons d’abord du paysage, au sens métaphorique cher à Giuseppe Dematteis. Celui de la géographie a totalement changé et s’est prodigieusement enrichi en un demi-siècle. C’était la plus nécessaire des choses, surtout en géographie humaine. Le changement a eu ses moments, ses approfondissements, ses foisonnements et ses contradictions. Les mouvements du monde, les progrès technologiques, les circonvolutions des idées et même la simple croissance du nombre des acteurs ont eu leurs résonances. Les géographes dans leur ensemble ont élargi leurs champs, affiné et diversifié leurs méthodes, participé aux débats de culture et de société. Pour le meilleur, souvent. Pour le moins bon, parfois.
El sueño de la razón
Depuis une trentaine d’années, nos sociétés sont entrées, ou retournées, dans un temps de spéculations financières effrénées et de cynisme affiché; de peurs irraisonnées et parfois justifiées entretenues par le chômage, les accidents boursiers, la propagande écologiste, la montée des intégrismes et du terrorisme, les guerres durables, et par le déferlement des médias avides de sensationnel. La progression de la pauvreté et des inégalités sociales entretient un malaise. L’échec de constructions et d’idéologies qui se disaient porteuses d’espoir, et le sentiment que même le progrès technologique piétine, voire tendrait à régresser au nom des «basses consommations», créent des désarrois.
Même en se gardant d’établir un lien trop direct et simpliste entre le mouvement du monde et celui d’un champ particulier de la connaissance, on doit constater qu’une partie au moins des géographes sont sensibles à ces pressions, à ces doutes, au point d’y abandonner parfois ce qui fait la force de la recherche: la raison critique — la raison et la critique. On veut «dramatiser» pour intéresser les médias et être lu. On se lance dans les «sciences humaines» à la mode, genre, sexe, croyances et «arts de la rue», quitte à y oublier la dimension spatiale des phénomènes. Croyant «déconstruire» à l’imitation de certains philosophes, on ne fait que médire. On affecte de mépriser un «positivisme» indéfini et de fuir un «spatialisme» imaginaire. On cherche refuge dans un prétendu «postmodernisme» où se reproduisent les antiques arcanes de l’ésotérisme, du mystique et de l’irrationnel. Enflent les discours, gonflent les platitudes, prolifèrent les anathèmes — depuis longtemps déjà le «fait» est suspect, l’ordinateur et même la carte seraient des perversions diaboliques d’un capitalisme moribond et d’un matérialisme forcément sordide, «inauthentiques» et sans racines, ignorants de la transcendance qui inspire et fait «être».
Ce pourrait être du romantisme; encore faudrait-il que l’on fût poète. Craignons que ce soit plutôt du Goya. La fuite dans le discours et le refuge dans les faux débats à la mode — surtout la mode du «politiquement correct» importée des États-Unis et qui n’admet aucune critique, mais exige de tous une contribution au mainstream —, le négativisme généralisé, qui ne voit d’avenir que dans quelque réenchantement, ont sans doute des aspects «modernes», et même post-postmodernes. Ils sont aussi vieux que le monde et ses croyances, à l’exact opposé de toute démarche scientifique sérieuse, laquelle, déjà chez les Grecs, et à nouveau au Quattrocento, commençait par le doute et la distance, et poursuivait en proposant. Il n’y a là rien de nouveau, rien de progressif, mais au contraire un retour de vieux fantasmes, une réaction récurrente. Les formes en sont classiques. Les applications peuvent en être nouvelles. Je n’en retiendrai ici que quelques exemples, en forme d’apories.
La ville insoutenable
New age aidant, on s’est mis à débattre de la ville «durable», puisqu’il faut que tout soit «durable» faute d’être éternel — en Italie, il est question de cittá sostenibile, ce qui est plus fidèle à l’idée originelle de Gro Harlem Brundtland que la durabilité. Les uns croient que la ville nouvelle doit minimiser les consommations pour mieux préserver la Nature et ses écosystèmes: ils la voient ramassée, resserrée, dense — et ainsi probablement… insupportable. D’autres font confiance à la société de communication ou cybersociété, et décrivent une e-city infiniment étalée, chacun pouvant poser sa cabane en bois dans l’ombrage d’un vallon, ce qui paraît-il serait conforme au rêve de nature de tout bon Américain (du Nord), avec pour guide le Walden de Thoreau. Tel assure doctement que la ville est l’endroit du monde qui maximise la communication et l’interrelation sociale, tel autre dit au contraire qu’elle est le seul lieu propice à l’individualité, et le tombeau du communautarisme, surtout si elle est grande et que j’y habite; tout cela, alors même que les communautés se consolident, se ferment, s’affichent et s’opposent dans nos villes divisées, et que le téléphone portable diffuse l’intercommunication dans les moindres recoins de la campagne.
De ces généralités flottantes, on peut discuter à l’infini, comme du sexe des anges ou du choc des civilisations. On peut même briller dans les médias avides d’idées générales et jetables après usage. La recherche scientifique n’a rien à y gagner. En revanche, elle a beaucoup à faire dans l’analyse des inégalités et de la pauvreté croissantes, y compris dans les villes européennes, dans la fragmentation et la recomposition de leurs quartiers, dans le poids des spéculations immobilières, dans les pulsations de leurs banlieues. Beaucoup le font ou l’ont fait, d’admirables travaux ont été produits dans ce champ. Il est nécessaire que de nombreux chercheurs les poursuivent.
Territoires en compétition
Le système capitaliste, dans sa phase la plus spéculative et la plus concentrée que nous connaissons, prétend tout régenter et tout ramener à ses pratiques. Villes, régions, universités, hôpitaux, sont sommés d’être gérés «comme des entreprises» (toutes supposées être des modèles de gestion…) et, en conséquence, d’entrer en «compétition». C’est une mode qui s’affirme. Et un dévoiement pernicieux, car la compétition dans ces domaines se résume à des objectifs simples: grandir et attirer par tous les moyens, catch as catch can comme à la lutte sauvage. En fait, ce qui leur est demandé, est d’attraper au passage le plus de subsides et, mieux encore, d’en donner le plus possible aux entreprises pour mieux les attirer. On fait cadeau de terrains et de taxes, et l’on déroule le tapis rouge et les subventions pour que Ryanair veuille bien faire l’aumône d’une escale ou d’une liaison, ou qu’Ikea ajoute au «rayonnement». Le gouvernement français, au nom d’un «réalisme» parfaitement cynique, a supprimé toute notion d’action régionale dans ses préoccupations, et a osé la remplacer en 2006 par la «compétition des territoires»! Comme si la compétition avait le moindre sens en la matière, comme s’il s’agissait de gagner une course ou une médaille, ou de «faire du chiffre». Le tapage de la publicité et la société du spectacle ont envahi la gestion des territoires, les médias ne cessent de publier des classements de toutes sortes et de toutes fantaisies.
Notre rôle n’est pas de participer à cette perversion, mais de la combattre. La compétition ne devrait rien avoir à faire avec le développement des territoires et l’épanouissement de leurs habitants. C’est d’émulation qu’ils ont besoin, à l’exact opposé de la compétition. Dans un cas, on dissimule ses stratégies, on cache ses atouts, on n’est pas scrupuleux sur les moyens: la compétition suppose aussi les coups bas, la désinformation, les manœuvres sournoises. Et si l’on évoque la nécessité de développer l’«intelligence» dans la ville, ou la «ville intelligente», c’est au sens anglais du mot: le renseignement, l’espionnage. Dans l’autre cas, on partage, on communique ses résultats provisoires, ses échecs et ses succès, les autres en profitent et vous font en retour profiter de leurs avancées, on échange formations et informations. C’est ainsi que fonctionne en principe la recherche scientifique, ou qu’elle devrait fonctionner — elle a aussi ses carnassiers et ses voleurs, mais ils ne donnent pas le ton.
Si les signes vous faschent
Encore faut-il s’intéresser au monde réel. Au lieu de quoi s’est diffusée une tendance à se fixer sur ses représentations, presque un fétichisme des signes. Pourquoi écrire aussi absurdement: «La logique de la carte, comme la logique quantitative, est aujourd’hui insupportable»? (F. Farinelli). Ce qui n’est pas supportable, c’est ce genre d’aphorisme. Je ne sais pas ce que c’est que LA carte; mais je sais que les cartes sont, ni plus ni moins, des moyens de représentation et d’expression, des instruments, comme les textes. Il est normal, et nécessaire, de s’interroger sur les biais des représentations et les mauvais tours de toutes les sortes d’anamorphoses; il est absurde de prétendre les condamner au néant, ce qui revient à les remplacer par des discours invérifiables.
Des cartes peuvent être obscures, fausses, lisibles, frappantes, etc.; comme des textes. Et certes la carte n’est pas le territoire; le discours, pas davantage. Ce qui compte, c’est la réalité de ce que l’image ou le texte représente, leur fidélité dans la description d’une situation réelle. La carte est un outil, un outil humble, et qui devrait le rester. Représenter l’accumulation et la densité des habitants et des produits bruts sur un espace qui va de l’Italie du Nord à l’Angleterre en passant par les pays rhénans peut se faire aussi bien par un texte que par une carte. L’important est d’établir que ces densités existent bien; ensuite, de se demander ce qu’elles signifient, d’où elles viennent et ce qu’elles impliquent. Les faire voir n’est pas avoir des visions, mais révéler certaines réalités. Accuser «la carte» parce que ce qu’elle montre ne plaît pas, et dérange, est aussi futile qu’accuser le thermomètre du froid ou de la fièvre. Mais je vois bien ce qu’ainsi l’on cache: l’ambition de masquer des réalités gênantes, le désir de pouvoir dire n’importe quoi.
«L’intangible certitude que donnent les représentations spatiales» ne tient pas aux représentations, mais au récepteur: elle n’est intangible, et n’est certitude, que pour ceux qui le veulent ainsi, pour ceux qui reçoivent ou détournent l’image, consciemment ou non, comme ils accueillent et détourneraient n’importe quel discours. Les informations de toutes sortes dont nous disposons sur l’occupation du territoire en Europe occidentale donnent la certitude d’une concentration particulière de populations et de richesses dans l’espace considéré; leur représentation, si elle est fidèle, n’y change rien. Autre chose est d’en tirer des fantasmagories politiques, de se flatter d’«en être» ou se désoler de n’en être pas, et d’oublier tout le reste, toutes les autres structures et dynamiques de l’espace européen. Autre chose encore, est de se priver du sens historique et géographique des signes et des figures du territoire pour en revenir aux auspices et aux haruspices, qui permettraient en effet de prétendre n’importe quoi. Nous savons déjà beaucoup de choses sur l’origine et la signification de telle forme spatiale particulière, et de maintes formes spatiales récurrentes. Continuons à établir des cartes, entre autres productions: avec cette science, avec la conscience de leur puissance et de leurs limites, et en donnant les modes d’emploi.
Le marais des entéléchies
En vérité, comme il se voit aux exemples précédents, trop de débats sont biaisés et même rendus vains par l’abus des catégories générales et abstraites, qui flottent comme brumes ou feux follets au-dessus des marais de l’ignorance. Trop de textes visent la promotion ou la négation d’une notion indéfinie: LA ville, LE réseau, LE territoire, LA complexité, LA transition, LE choc des civilisations, ou encore la carte, voire le spatialisme, sans parler de «la» géographie. Même des géographes ont pris l’habitude des aphorismes qui plaisent aux médias. Pourtant l’on s’aperçoit vite que rien d’intéressant n’est dit quand on affirme que «la ville» est ou n’est pas ceci ou cela. Quelle ville, où? quand? On ne gagne rien, sauf peut-être en art, à remplacer le regard par le rêve, la vue par les visions.
Mais l’abstraction est commode, et rend des services: elle dilue les responsabilités. À évoquer la généralité, on oublie la différence, on cache les acteurs. De ce qui ne va pas, nous devenons tous également coupables. C’est une autre mode, mais c’est aussi une bien vieille antienne, dont s’efforcent de nous convaincre les plus vieilles religions. Ainsi médias et gouvernements travaillent-ils à culpabiliser l’uomo qualunque en le persuadant que ses gestes quotidiens menacent le monde, et que lui seul peut le sauver en faisant amende honorable, pour mieux faire oublier la responsabilité des spéculateurs, des fameux «compétiteurs» à la recherche du meilleur profit.
Évitons de perdre du temps en futilités. Il n’y a pas LA carte, LA ville, LA mondialisation, etc. Il n’y a pas d’entéléchie flottante venue d’on ne sait où, ciel ou abîmes. Il y a des acteurs réels qui modèlent et remodèlent l’espace géographique tous les jours: vous, moi, l’État, la grande firme, les bureaux de Bruxelles, etc. Ils le font en des lieux différents, avec des moyens très inégaux, des stratégies opposées ou convergentes, produisant des formes et des configurations qui ne sont pas tout à fait quelconques ni aléatoires.
Logique géographique et loi du profit
Derrière ces actions concrètes se situe à peu près toujours une idée d’avantage ou, pour être plus brutal, de profit. Même les plus généreuses et les plus altruistes ont leur récompense: se sentir mieux, ou moins mal; pour certains, gagner des indulgences, sinon le ciel. Elles abondent dans la production de l’espace le plus terrestre. Où vaut-il mieux que je me place, où vaut-il mieux que j’aille: l’idée de valeur est bien déjà dans ces questions, qui accordent aux lieux une valeur et mettent en balance un coût. Il va de soi que je prends ici la notion de profit en son sens le plus large: il peut être cynique ou éthique, individuel ou socialisé, monétaire ou sentimental. Et la décision est affectée par l’état de l’information, des représentations et des moyens dont dispose l’acteur, qu’il soit une personne, une famille, une entreprise ou toute autre entité. On imagine, par exemple, que le choix de localisation fait par une entreprise sera fondamentalement guidé par le profit financier à plutôt court terme, qui est la raison d’être de l’entreprise; tandis que celui de l’élu sera guidé par le souci de sa réélection, que l’on souhaite infléchi par le souci du bien public; et ce dernier devrait être le seul «profit» recherché par une administration publique.
Ces remarques ne sont pas anodines, surtout quand les bons esprits deviennent soucieux, par exemple, de «développement durable»: il n’est pas dans la nature d’une entreprise privée de se préoccuper du long terme et du profit collectif, «l’entreprise n’est pas citoyenne». Ses choix de localisation lui appartiennent et ont leur logique, qui n’a pas de raison particulière de coïncider avec d’autres logiques des avantages, surtout publics et à long terme. L’un des aspects du profit, qui se rapporte à l’espace géographique, est précisément celui de la rente différentielle. Des compromis sont possibles, quand ceux qui sont chargés de l’intérêt public et du long terme sont assez indépendants, lucides et puissants pour imposer leur représentation du profit, et pour ainsi limiter les fameux «effets pervers» d’autres logiques de profit plus individualistes. Tous les jours l’espace géographique est produit à travers ces actions et ces contradictions. Cela peut aller, on le sait, jusqu’à fermer une usine même quand la firme fait des bénéfices; jusqu’à construire et proposer des logements en zone inondable, sous des couloirs d’avalanche ou sur des sols gravement pollués: aberrant, choquant, certes; mais pas pour tous. Prenons conscience que toute la dynamique territoriale du pays, et des pays voisins, est le résultat de ces choix entremêlés, affrontés et associés, d’entrepreneurs, d’élus, de pouvoirs publics et de familles qui, comme l’on dit parfois, faute d’autre moyen, «votent avec leurs pieds» en choisissant de s’installer ici ou là, d’émigrer ou de rentrer au pays.
C’est bien pour cela qu’il n’y a pas une logique «géographique» dans la distribution des activités, et qu’aucun géographe ne devrait se permettre de juger «aberrante» ou «inadaptée» telle ou telle implantation, tel ou tel choix d’affectation de lieu, sans dire de quel point de vue il juge, en vertu de quelle éthique, c’est-à-dire de quel profit attendu — toute éthique étant associée à un profit, qui certes peut être des plus «nobles». Nous devons prendre la réalité géographique pour ce qu’elle est, ou du moins pour ce que nous pouvons nous représenter qu’elle est, et rechercher de quel jeu de logiques elle est le fruit.
Déconstruire, pour mieux construire
Notre tâche est d’essayer de construire. Nous avons devant nous un immense champ de compétence. Chaque science sociale ou humaine a le sien, dans l’immensité et la diversité des œuvres humaines. L’une de ces œuvres, à la fois involontaire et réfléchie, est la production de l’espace, ou des territoires si l’on préfère. Elle se fait tous les jours et nous y participons tous — bien ou mal, c’est une question. À quels besoins correspond-elle? Qui l’accomplit, pourquoi et comment, par quelles stratégies, quels moyens, quelles contraintes, quels échecs? Pourquoi et comment cette production, à la fois, crée-t-elle des formes récurrentes, universelles, et l’infinie diversité des lieux? Comment les actions humaines composent-elles avec ces formes qu’elles ont créées et comment les changent-elles? En d’autres termes, de quelles logiques sociales relèvent cette production, et les formes géographiques qui en résultent et, en retour, la contraignent? Voilà des questions fondamentales, ou qui devraient rester fondamentales. Car nous sommes loin d’avoir tout compris dans la formation et dans la transformation des contrées et des villes, des réseaux et des paysages, dans les sens des migrations, dans la formation et la dynamique des inégalités sur le territoire, des barrières et des frontières.
En vingt ans nos moyens d’investigation ont fait des progrès gigantesques, et même ont connu une véritable révolution. Chez soi, sur son ordinateur personnel, le chercheur accède à des vues plus ou moins lointaines, parfois extrêmement rapprochées, de la surface de la Terre, comme avec Google Earth ou Géoportail. Il peut survoler de quelques dizaines de mètres la ville naguère secrète de Séversk près de Tomsk, en Russie, et n’importe lequel des lieux qui se cachent. Il peut même suivre l’évolution des chantiers — seul ce qui est souterrain lui échappe, et encore, on en voit les déblais. Il a accès à des masses considérables de statistiques et d’informations de première main — à découvrir, certes, dans un gigantesque fatras et qu’il faut apprendre à extraire, à trier et à évaluer. Il dispose de moyens puissants de traitement des données, de calcul, de cartographie. Même si la plupart des revues scientifiques classiques ne sont pas encore sur Internet, les revues électroniques se sont multipliées et l’on peut espérer que les autres parviendront peu à peu à fournir des accès gratuits. Des thèses, des articles originaux deviennent accessibles. Et même des journaux étrangers, des rapports gouvernementaux, des bilans de firmes.
Sans doute cette richesse appelle-t-elle une grande acuité dans la détection des informations les plus pertinentes ou les plus nouvelles, dans leur évaluation, leur recoupement et leur mise en œuvre. Sans doute lui faut-il, dans bien des cas, le concours de l’enquête de terrain, comme source à la fois d’hypothèses et de vérifications. Mais ce sont là les exigences élémentaires de toute recherche scientifique sérieuse. Or celle-ci nécessite plus que jamais des bases de référence, le recours à des modèles éprouvés, sur lesquels poser des hypothèses. Des modèles dont les logiques sociales, les conditions et les voies de production ont été élucidées et comprises. Les sciences de la nature, y compris la géographie physique, ont su s’en doter abondamment à partir de l’observation des processus dits naturels. Certaines sciences humaines n’en manquent pas. La géographie humaine et régionale ne s’en défie que par ignorance ou pusillanimité.
Les réflexions sur la complexité sont nécessaires, les discours dérivés sur ce sujet sont souvent vains parce que trop généraux. Certes, nous avons affaire à des systèmes complexes, et par conséquent peu prévisibles. Mais de quoi donc est faite cette complexité? Il est probable qu’elle résulte de l’interaction d’acteurs multiples et très inégalement puissants, et de contraintes fort inégalement résilientes: identifions les uns et les autres, mesurons leur effet. En même temps, les actions sur le territoire, pour innombrables qu’elles soient, semblent relever de quelques principes élémentaires et de quelques modèles relativement simples et en nombre fini. Leur logique sociale n’a pas toujours été clairement définie, leur emploi a pu être trop allusif ou trop métaphorique. Reconnaître et comprendre des principes et ces modèles pour ce qu’ils sont et ce qu’ils expriment, c’est-à-dire des tactiques et des stratégies de reproduction sociale, autant que possible élargies, reste une tâche fondamentale. La complexité tient à ce que les actions sur le territoire, et les lois qui les sous-tendent, s’exercent en même temps, en partie en convergence, en partie en opposition, et sur un milieu déjà là et déjà complexe. L’hypothèse est que les identifier et évaluer leur poids dans des situations régionales et locales concrètes, approcher leurs modes d’interaction apparents ou sous-jacents, permet d’analyser la complexité au lieu de seulement l’évoquer, ou l’invoquer.
Propositions de lois
Je pense qu’il existe des lois de production des territoires. Les définir est, bien entendu, exprimer des tendances plus que des impératifs; mais c’est bien souvent aussi le cas de lois dans d’autres sciences qui se veulent plus «exactes». Je ne pense pas que le mot loi, dans ce qui va suivre, soit seulement métaphorique. Ces lois ne tombent pas du ciel, ne flottent pas autour de nous, ne sont pas le produit de formes spatiales mystérieuses et mystérieusement agissantes: elles sont un produit de l’expérience, que les pratiques sociales, et donc spatiales, reproduisent en s’y conformant. Les sociétés les mettent en jeu, intuitivement ou délibérément, composent avec elles et s’y contraignent, tantôt en interaction cumulative, tantôt en opposition. Aucune de ces lois ne joue seule, rien ne se ramène entièrement à l’une d’elles.
J’ai essayé de dresser une liste de ces lois, de les nommer et de les définir. Cette liste est une construction provisoire. Elle résulte d’itérations entre théorie et empirie, entre observations de terrain et déductions logiques au sein d’une réflexion générale sur la production de l’espace et les formes des territoires. Je la soumets à la fois à la raison critique et à la vérification expérimentale, afin qu’elle soit validée ou modifiée, élargie et approfondie.
Cette dernière loi introduit à la prise en compte de lois propres à l’environnement des systèmes territoriaux et qui relèvent de la nature du globe terrestre, des phénomènes du vivant et de l’économie dominante (ou, plus largement, du système de production dominant). Retenons-en au moins trois, qui toutes contribuent à l’anisotropie de l’espace géographique.
Et, pour mémoire, deux autres encore, plus générales:
Serio ludere
Serio ludere, disaient les créateurs de la Renaissance: jouer sérieux. C’est ce que font en art et en sport les vrais champions. La recherche scientifique n’est pas moins ludique, elle a les vertus du jeu, elle en demande les audaces et l’imagination, elle en offre les plaisirs et les frissons; et, comme tout jeu, elle a ses règles. L’état du Monde appelle de notre part du sérieux, et quelque sens de la responsabilité. L’analyser amène à faire et à tester des hypothèses et, pour cela, à se doter de modèles de référence, à en changer si nécessaire, à employer les ressources de la raison. L’esprit critique n’est pas le scepticisme, encore moins le nihilisme; il est indispensable pour bien construire. La raison critique devrait rester ou redevenir notre horizon de jeu.