Roger Brunet (France-Culture, avril 2002)
«La route s'élevait doucement. C'était une montagne selon mon cur, sans précipice à droite, sans neige éternelle à gauche. Une montagne modeste [ ] Enfin nous atteignîmes un sommet [ ] Alors Gabriel Orsenna, vieil habitué de sensations diverses [ ] et qu'on aurait pu croire blasé, retint ses larmes. Pour la première fois de sa vie depuis le Brésil, il éprouva le sentiment géographique. Comme un rayon vert, aussi rare mais moins fugitif, un large rayon, qui prendrait son temps. Comme un baiser sur les yeux. Comme un de ces tu veux être mon ami des cours de récréation. Une rondeur de bras ouverts.»
Ce beau texte est d'Erik Orsenna, maintenant académicien, dans son roman L'Exposition coloniale, qui nous promène du Brésil en Indochine et à Paris. Le sentiment géographique, c'est cette douce joie que l'on éprouve à contempler, d'un haut lieu, un paysage que l'on découvre et que, sans savoir pourquoi, l'on se met à aimer, à reconnaître même quand on ne l'avait jamais vu, et peut-être à comprendre.
De cette façon, chacun de vous peut être géographe: il suffit de s'ouvrir à ce que l'on voit, même d'un peu loin, et d'avoir ensuite envie de s'approcher, de connaître, de comprendre ce paysage qui est unique, et qui pourtant, par quelque côté, ressemble à d'autres.
Derrière ce sentiment se trouve la curiosité qui anime le géographe. Or c'est la curiosité de nous tous pour le pays où nous nous trouvons, pour ce qui se passe chez les autres, et finalement pour la Terre entière, qui est notre maison à tous.
Le mot géographie, vous le savez, vient du grec: géo c'est laTerre, et géo-graphie c'est le dessin, la représentation de la Terre. Il y a d'autres mots en géo: géométrie, qui est mesure de la Terre; géodésie, qui est division de la Terre; géologie, qui est science de la Terre, mais plus exactement de ses roches et de ses reliefs. Ils viennent tous d'une même curiosité pour cette planète sur laquelle nous vivons et qui est notre maison, notre seule maison.
Les Grecs, voici au moins 2 500 ans, ont cherché à comprendre comment était fait le monde. Ils avaient des curiosités pratiques:comment construire des villes, qui sont ces peuples autour de nous et qu'est-ce que l'on peut faire avec eux: du commerce, ou la guerre? Et aussi: comment est la Terre, jusqu'où va-t-elle?
La géographie a commencé par les mathématiques et elle est même à l'origine des mathématiques, par la géométrie, justement. Les Grecs ont mesuré des distances, ils ont même compris que la Terre était un globe; et ils ont vu qu'il se divisait du chaud au froid, en climats selon l'inclinaison des rayons du soleil (la racine est la même). L'un d'eux, qui s'appelait Eratosthène, a pu calculer la dimension du globe en comparant la longueur des ombres à midi dans deux villes d'Égypte assez éloignées, c'est-à-dire l'inclinaison du soleil, et il ne s'est pas trompé de beaucoup. Un autre, Hipparque, a imaginé latitudes et longitudes, qui servent encore aujourd'hui. Ce travail a été continué par les astronomes, et aussi par ces géomètres que vous voyez parfois dans les rues ou dans les champs et qui mesurent altitudes, pentes et distances.
Pour connaître les autres peuples, les Grecs ont voyagé, interrogé les voyageurs et les marchands, cherché à connaître les richesses du monde.
On a un peu oublié ces choses ensuite en Occident, parce que la religion faisait représenter la Terre comme un disque plat, avec un océan autour, Jérusalem au milieu et le paradis tout en haut, à l'Est. Seuls les Chinois, et les Arabes, ont maintenu la connaissance géographique, avec quelques rares voyageurs, pas toujours très sérieux, comme Marco Polo. Mais la curiosité demeurait et elle a repris avec la Renaissance, le commerce avec l'Asie, le progrès des bateaux qui ont permis les grands voyages, les découvertes à la recherche de richesses, et même de faire le tour du Monde
Alors la géographie s'est à nouveau enrichie de récits de voyages et d'explorations, et elle a aidé les pays riches à conquérir des colonies. J'espère que vous lisez Jules Verne, qui vous promène dans le monde entier, de découverte en découverte.
Ces récits ont permis de mieux savoir comment est le Monde. On a vu ou redécouvert qu'il y avait des pays très peuplés et des déserts tout à côté, comme au bord du Nil, ou en Asie: des pays chauds et des pays froids; des forêts et des déserts; des pays puissants avec des palais et des routes et d'autres qui sont pauvres, avec de maigres tribus vivant dans des cabanes.Mais on s'est intéressé aussi aux différences qui sont chez nous: à côté de Paris encombré se trouve la Champagne, et en Champagne une plaine toute nue où pousse le blé, des coteaux où l'on soigne la vigne, des forêts aussi; plus loin et ailleurs il y a les prairies de Normandie, la mer, des montagnes, d'autres villes qui ne ressemblent pas à Paris; et dans Paris existent des quartiers différents, un centre et des banlieues, des parties riches et des parties pauvres.
D'ailleurs même dans une classe d'école ou de collège vous connaissez des différences: les tables du premier rang et celles du fond, le côté fenètre, ou près des radiateurs ou près de la porte et vous essayez de choisir selon vos préférences.
C'est à toutes ces différences que s'intéresse le géographe, et à ce qui attire ou repousse les personnes
Le géographe veut savoir comment c'est ici et comment c'est ailleurs, et pourquoi c'est comme ça.
Le géographe s'intéresse donc d'abord aux lieux. Sa curiosité est celle des lieux, des pays et des paysages, et de ceux qui les habitent. Des lieux proches, des lieux lointains, de la Terre entière. Le géographe aime les lieux parce que ces lieux sont des uvres humaines; ils ont été choisis, transformés et nommés par les peuples à partir de ce que leur offrait la nature.
Un lieu c'est un point quelque part; là où il est il n'y a pas place pour un autre: il est repéré par sa longitude et sa latitude et en principe il a un nom; on l'a identifié et baptisé, comme le mont Blanc, ou le mont Rose; Lyon c'est «clermont» (Lugdunum, mont de la lumière), Strasbourg la ville sur la route, Montreuil c'est le monastère et Bagnolet là où on se baigne, Nogent voulait dire «ville neuve» en gaulois. Parfois c'est plus pittoresque, comme Rio de Janeiro (la rivière de janvier), ou ce lac du côté de New York qui se nomme Chargoggogoggmanchuaggagoggchaubunagungamaugg, ce qui veut dire en indien: «tu pêches de ton côté, je pêche du mien et personne ne pêche au milueu», une belle décision pour vivre en paix; ou encore en Nouvelle-Zélande ce sommet: Taumatawhakatangihangakoauauotamateapokaiwhenuakitatahu, qui veut dire en maori «là où Tamatea, l'homme aux gros genoux qui a glissé, escaladé et avalé les montagnes, connu sous le nom du Voyageur, a joué de la flûte pour son aimée». En France nous n'avons pas aussi long: le plus long nom de commune est Saint-Rémy-en-Bouzemont-Saint-Genest-et-Isson, mais c'est parce qu'on a réuni trois communes.
Ce lieu n'est donc pas tout à fait comme ses voisins puisqu'on peut l'identifier et le nommer, donc le reconnaître: même un pic, un village, une partie de la campagne (les lieux-dits), un quartier ou une rue en ville sont nommés et reconnaissables.
Entre les lieux il y a des chemins, des routes, des gens qui vont et viennent, qui travaillent dans un lieu, habitent dans un autre, font les courses dans un troisième et se distraient ou prennent leurs vacances dans plusieurs autres. Tout cela forme ce que l'on appelle des réseaux, et la géographie du monde est pleine de réseaux.
Ces lieux forment également des pays, des régions, des contrées, qui ont aussi des noms. Un géographe apprend tout cela, comme on apprend à reconnaître quelqu'un par son visage, sa silhouette et son nom, ou une chanson par son air, ses paroles et son chanteur habituel.
C'est amusant, déjà, de reconnaître des pays d'après leur forme: ils ont une silhouette familière, qu'on a plaisir à voir ou à deviner, comme on reconnaît un ami; et dans lequel vivent des peuples qui souvent ont des langues, des habitudes, des lois, différentes de celles de leurs voisins et aussi beaucoup de soucis en commun.
Pour connaître tout cela, bien sûr, il faut aller voir sur place. En principe le géographe aime les voyages. Il aime à la fois voir les choses d'en haut, survoler le territoire, et aller dans la rue, parler avec les gens, poser des questions. Mais alors il n'est pas un simple touriste, ni un journaliste toujours pressé et qui s'intéresse plus au sensationnel et aux accidents qu'aux journées ordinaires des habitants. Et il lui faut aussi d'autres renseignements, des statistiques, des inventaires.
Surtout, il dispose d'un instrument fabuleux, qui est la carte. D'autres sciences utilisent les cartes, comme les botanistes ou les géologues; mais, pour les géographes, c'est l'outil le plus intéressant, le plus courant. Vous connaissez des cartes que vous voyez souvent , celles de la météo, les cartes routières, les plans de ville ou du métro; mais il en existe bien d'autres.
La carte permet de se situer, d'apprécier les distances, de chercher sa route, par où passer, de noter ce qu'on voit en chemin et de repérer ce qu'il faudrait voir, de juger la position des uns et des autres; de choisir un endroit où aller, où se promener, et même où habiter. Il y a beaucoup mieux encore, car nous avons des cartes qui permettent de voir l'invisible: par exemple le nombre d'enfants par famille, s'il y a beaucoup de jeunes ou de vieux (c'est très intéressant quand on veut savoir où construire des écoles ou des hôpitaux), là où on fait beaucoup d'études ou pas beaucoup, des différences de richesse, par exemple pour un marchand qui cherche des clients; des différences de croyances et de choix (les religions, comment on vote) et où sont certaines ressources (les bons sols, les minerais).
Tout cela est très intéressant pour de nombreuses professions: la géographie est une connaissance très utile pour beaucoup de métiers et pour ceux qui décident, les maires, les gouvernements.
En plus, ces cartes aident à comprendre, à poser des questions. Le géographe compare ces cartes; par exemple, il voit que dans le Midi de la France il y a à la fois beaucoup de vieux, de soleil, de médecins, d'ingénieurs et de voleurs, et peu d'ouvriers. Comment comprendre cela? Ce n'est pas que les docteurs soient des voleurs; mais les vieux aiment le soleil, les médecins aussi et les vieux sont leurs meilleurs clients; les voleurs préfèrent voler les riches que les ouvriers. La carte permet de comparer et de mesurer tout cela.
Le géographe aime bien faire des cartes. Il y des moyens nouveaux, comme les observations et les mesures par satellites, et les ordinateurs, à la fois pour dessiner les cartes, mesurer sur les cartes, s'informer sur le monde.
L'avantage de la carte est de montrer beaucoup de choses d'un coup, et d'en haut. Les rois et les empereurs aussi aiment bien les cartes, qui donnent l'impression de posséder le monde et de tout voir: il y en avait jusque dans les salles de bain des palais chinois, et certains pays les tiennent secrètes, les réservent à leurs militaires.
Les écrivains et les artistes aussi rêvent sur les cartes, et dessinent des cartes d'utopie. Vous connaissez Alice au pays des merveilles; il faut lire aussi Sophie et Bruno, du même auteur: Lewis Carroll a imaginé qu'un empereur voulait faire une carte aussi grande que le pays, ce qui était absurde et pas pratique du tout; et il a dessiné la carte idéale des marins: l'océan seul, le vide parfait, rien sur la carte, et donc pas de risque d'écueil.
Grâce aux cartes, le géographe peut se représenter le pays et voir les différences à l'intérieur du pays, et les différences avec les autres pays. Et, une fois qu'il sait où sont les choses et les gens, les grandes questions qu'il se pose sont: pourquoi ça c'est là? pourquoi là c'est comme ça?
Les réponses sont parfois assez faciles: on sait bien pourquoi il existe des deserts (trop de froid, trop de sécheresse, ou même trop d'arbres comme en Amazonie). Mais d'autres questions sont bien plus difficiles: pourquoi existe un riche vignoble de Champagne n'est pas une question simple; ou même pourquoi à Paris les riches sont à l'Ouest et les pauvres à l'Est, pourquoi les familles ont-elles plus d'enfants dans le Nord de la France que dans le Midi.
Une partie des différences viennent de la nature: il fait chaud ou froid, on est en montagne ou en plaine, loin ou près d'une mer, sur de bons ou de mauvais sols, etc.; mais tout dépend de la façon dont les peuples voient ces situations, les ressentent, les supportent, font avec, quand ils ont peu de moyens. Ou s'en servent, les combattent, les transforment: l'humanité a toujours cherché à améliorer la nature et heureusement, sinon nous serions encore dans des grottes.
Qu'est-ce qui fait «la géographie» d'un pays? Des différences venues de la nature, et le travail de sa population sur de longs siècles. Les peuples ont toujours eu beaucoup de choses à faire: il leur faut s'abriter, se loger, se nourrir, se défendre, produire des outils, éduquer, et même se distraire, vivre ensemble, ce qui a fait inventer les lois, et même les religions.
Pour tout cela ils ont créé les maisons, les villages et les villes, les champs, les mines, les usines, les écoles et les hôpitaux, les stades, les stations de vacances, ainsi que les palais, les églises et les casernes; ils ont fait des chemins qui sont devenus des autoroutes, et des aéroports. Ils ont fixé des frontières pour mieux se protéger, et jadis des murailles et des châteaux forts. Selon leurs idées, leurs habitudes, parfois aussi les matériaux qu'ils pouvaient trouver, ces maisons, ces villages, ces champs ont toutes sortes de formes, toutes sortes d'activités. Cela fait des paysages et des régions différents. Puis il y a dans chaque pays des différences entre les riches, les pauvres et ceux qui sont entre les deux.
Pourtant il n'en résulte pas du désordre, ça ne fait pas n'importe quoi. Par exemple, les villages ne sont pas n'importe où, ils s'espacent à des distances assez régulières; les villes aussi s'espacent plus ou moins régulièrement. C'est que, même dans les activités humaines, il y a des règles, on peut dire des lois.
On vous a aconté l'histoire de cet ogre qui avait des bottes de sept lieues Ces bottes représentent une loi de la géographie.
Quand on se déplace, on consomme de l'énergie, et il faut refaire le plein; pas seulement pour l'essence, mais aussi à pied ou à cheval: il faut se reposer et se nourrir. Même le transport de l'eau ou de l'électricité a besoin de stations. Au temps des chevaux, pendant des siècles (le chemin de fer n'a que 150 ans, et l'automobile 100) on ne pouvait faire que 25 ou 30 km dans la journée: c'est-à-dire sept lieues; d'où les «relais du Postillon» comme à Longjumeau, qui ont souvent donné des petites villes: beaucoup de villes sont espacées d'environ 28 km sur les grandes routes. Et l'ogre pouvait faire d'un pas ce que chacun mettait autrement un jour entier à faire
Une autre règle, c'est que plus une ville est proche et plus elle vous attire parce qu'elle offre des emplois, des logements, des magasins, des écoles. Et si on est loin, on y va peu parce que c'est trop long et trop cher. C'est pourquoi il y a des grandes et des petites villes, et des villages. La géographie des villes, tout aussi bien que l'astronomie, a ses propres lois de la gravitation.
Une autre règle encore est que ceux qui se ressemblent s'assemblent: les artisans au Moyen Âge (et encore aujourd'hui dans certains pays), certains commerces de nos jours (centre-ville, centres commerciaux), les immigrés, comme d'ailleurs les riches (qui vont jusqu'à faire des quartiers fermés et surveillés pour se protéger).
On trouve des lois de ce genre dans le monde entier, ce qui permet de comparer, et de comprendre à la fois les ressemblances et les différences, pourquoi les lieux et les régions sont comme ils sont, un peu semblables, un peu différents. C'est ce qui permet aussi de traiter scientifiquement les questions géographiques.
Et bien entendu tout cela vit, tout bouge, des villes grandissent, d'autres déclinent, de nouvelles routes sont construites, des forêts sont rasées ici mais d'autres sont plantées là: le monde est vivant, il est très loin d'être «fini». On ne connaît même pas encore tout dans le Monde. Les peuples oui, sans doute, il n'y a plus de tribus inconnues et, même, les magazines et la télévision adorent parler des peuples les plus éloignés; mais on découvre encore des ressources, par exemple des mines d'or ou de diamant, de nickel ou d'uranium; on déplace des usines, des cultures, des élevages, on invente des loisirs, Eurodisneyland ou le Futuroscope; on discute sur un troisième aéroport pour Paris; on change même les pays en Europe on a créé des États qui n'existaient pas auparavant, comme la Slovénie ou l'Ukraine ou la Slovaquie, et l'on fait peu à peu une Europe unie, même si c'est en commençant par l'euro, sa monnaie.
Le géographe étudie ces changements, et parfois il y participe: il peut conseiller les élus, dire où il vaudrait mieux passer, où placer une nouvelle activité, etc. Connaître et aimer des lieux et des régions n'est pas vouloir qu'ils ne changent jamais au contraire, souvent, changer est un devoirn quand on voit les difficultés, même les misères et les malheurs de certaines régions. C'est pourquoi le géographe s'intéresse à l'aménagement du territoire, à l'urbanisme.
Il sait qu'à travers les différences le monde est solidaire, que ce qui change dans un pays a des effets dans les autres. Il sait bien qu'il est utile de modifier certains aspects de la nature; mais il sait aussi que l'humanité a maintenant des moyens tellement puissants qu'elle risque de faire de gros dégâts difficiles à réparer.
C'est pourquoi nous apprenons à aimer les lieux, c'est-à-dire à aimer ceux qui les ont faits, qui y vivent et qui les font vivre. La géographie apprend à sortir de chez soi, à respecter les autres, à découvrir leurs inventions. Elle peut à la fois aider à être attaché à son pays, et à se sentir en même temps citoyen du monde entier.