Territoire et solidarité

Roger Brunet
Congrès de la Fédération nationale des associations d'accueil et de réadaptation sociale (FNARS),
Table ronde de la réunion du 14 mai 2001, Montpellier

Le mot «territoire» est un mot-clé de ce congrès et de ses textes introductifs, et il est en effet de plus en plus employé. Mais il cache des notions très différentes

Il a un rapport avec la terre: il contient donc d'une part une idée d'étendue, plus ou moins bien délimitée, et d'autre part une idée de sol, de base, disons d'appropriation. Un territoire est une étendue appropriée – appropriée à quelqu'un et à quelque chose. C'est bien ce qui le rend très redoutable.

Les deux faces du territoire

Certes, il a des aspects anodins: dans «aménagement du territoire», il ne désigne que l'étendue du pays — toutefois, déjà, d'un pays défini. Parfois il en désigne une simple fraction; on dit le territoire de la commune, le Territoire de Belfort, les Territoires d'outre-mer: une partie du monde, délimitée quelque part.

Mais territoire a aussi des sens plus intéressants, à la fois plus vagues et plus forts. C'est en général un espace sur et dans lequel on agit, où l'on se sent chez soi, presque un prolongement de la personne. On le prend alors souvent dans des sens figurés: on a pu parler du «territoire de l'artiste», et Le Roy-Ladurie du «territoire de l'historien».

Cela nous rapproche des recherches des naturalistes sur le territoire biologique: beaucoup d'animaux, seuls, en famille ou en groupe, on un sens aigu de leur territoire, portion de l'étendue qu'ils se sont appropriée et qu'ils connaissent, qui leur est vitale parce qu'elle fournit leurs ressources, où ils n'admettent pas les concurrents, surtout leurs semblables. Ils le délimitent en le marquant, ils en tirent leur subsistance, et le défendent contre les intrus.

La mythologie décrit des comportements humains de ce type. Romulus avait bien occis son frère Rémus parce qu'il avait franchi par jeu la limite du territoire qu'il s'était approprié; et la pâque dans la Bible est liée à l'idée de passage, de seuil d'une porte (pessach'), et à la discrimination ethnique qui lui était associée (Exode, XII, 13 et 23 et 25). On sait ainsi que la plupart des guerres ont eu un objet territorial. On sait qu'en ville aujourd'hui des bandes de jeunes et même d'adultes se comportent de la sorte, et marquent leur territoire — mais c'est à coups de graffiti, ou de rackets.

On sait bien que chacun d'entre nous a le désir de protéger sa ou ses sphères d'intimité, mais à l'échelon individuel, ou familial, et possède un minimum de ce sens du territoire, où il n'admet l'Autre que dans certaines conditions et selon certains rites. C'est là un aspect profond du mot territoire, qui est d'appropriation, et d'appropriation consciente. C'est pourquoi il m'arrive de dire que le territoire est un concept de même nature que la classe sociale: il n'existe vraiment qu'avec la conscience que l'on en prend — mais alors il existe très fort, et souvent trop fort.

Il faut bien voir que le territoire, ainsi compris, a deux aspects indissociables.

Le sentiment du territoire est donc à la fois porteur de vie — et de mort. Un peu de territorialité aide à vivre, trop de territorialité apporte la mort. L'art de vivre en société est de savoir relativiser la territorialité; de savoir par exemple en détourner les effets pervers vers des manifestations symboliques et anodines, — comme par les fêtes et dans les stades, qui figurent et qui euphémisent les affrontements; mais elle n'évite pas toujours les drames, même dans les stades.

D'où une première conclusion: plus nous nous éloignons des aspects conflictuels du comportement animal, du rejet de l'autre, plus nous relativisons l'idée du territoire, et mieux nous nous portons, mieux se porte la société; mieux nous accueillons l'Autre — notre semblable, notre frère. C'est cela que l'on appelle la civilisation.

Crispations sur le territoire

Or l'on observe dans nos pays, depuis quelques lustres, disons 25 ans, à la fois des efforts très positifs pour construire des ententes internationales et éviter des affrontements directs entre nations — et des formes de recul inquiétantes dans le rapport au territoire, qui déplacent les lignes de conflit en exagérant d'autres dimensions de la territorialité.

J'ai proposé ailleurs de réfléchir à deux concepts fondamentaux de la géographie du monde, que j'ai nommés antimonde et retranchement. Voici ce dont il s'agit.

1. Le monde, les sociétés humaines, secrètent constamment un antimonde, hors la loi, qui s'oppose au monde mais l'aide aussi à fonctionner; il est fait de tout ce qui se trame dans l'ombre ou en dérogation, il a ses lieux, et même ses «milieux», ses maquis et ses mafias, ses zones dites franches alors qu'elles sont des plus fourbes, etc. Cet antimonde a ses utilités, il met «de l'huile dans les rouages», biaise avec les impasses que ferment l'administration et la loi dans la vie quotidienne, et ouvre des sas qui facilitent l'insertion. Et il a ses aspects détestables. Mais il est de toutes les sociétés, qui ne peuvent le réduire à rien, et qui d'ailleurs s'en servent — chez les puissants comme chez les sujets.

2. Les sociétés humaines ont toujours su mettre à part des bouts d'espace, des territoires ou des fractions de territoire qui deviennent territoires à leur échelle, pour isoler et spécifier le tabou, le sacré (l'étymologie de sacré est «à part, séparé»), le pouvoir, le château (même étymologie, castrum, coupé de) et les palais, le domaine militaire; en temps de trouble, les bourgs étaient ceints de murailles, séparés des campagnes. Les formes de ces retranchements se sont renouvelées, mais les sociétés modernes n'en manquent pas.

Depuis l'Ancien Régime on avait progressé. En son temps, le siècle des Lumières avait combattu ces inégalités, ces ombres et ces barrières. Après la dernière guerre mondiale, instruits par ce qu'elle avait révélé, on excluait moins, on accueillait, on décolonisait, on vantait ce que Karl Popper appelait la «société ouverte». Alors on a recherché et intégré en France beaucoup d'étrangers, il y avait peu de chômage et sans doute moins d'inégalités qu'aujourd'hui.

Il y avait évidemment des difficultés. Mais ce que montre le dernier quart de siècle est beaucoup plus inquiétant. Le succès de notions vagues comme le «postmoderne» et le «géopolitique», d'un certain «retour à la nature» et de l'irrationnel a de quoi inquiéter. Dans le domaine qui nous occupe aujourd'hui, cela se marque par une survalorisation du territoire et de la territorialité.

Quels en sont les symptômes? Il me semble que l'on peut constater:

Égocentrisme et tribalisme

À quoi cela tient-il, quelles en sont les circonstances aggravantes? J'ai le sentiment d'une convergence, où l'on peut reconnaître au moins cinq sortes de phénomènes.

1. Le processus de mondialisation affiché depuis le milieu des années 1970, marqué par les dérégulations, la puissance des firmes, la mobilité de leurs établissements, le cynisme et l'impudeur des affaires, l'utilisation du chômage comme levier. Par les représentations du monde qu'il véhicule et la généralisation de certaines marques et de certains modes de consommation et de gestion, il provoque à la fois un sentiment d'uniformité et de perte d'identité, qui fait rechercher dans les communautés locales de nouvelles raisons d'exister, et une accentuation ou une redistribution des inégalités territoriales réelles, notamment de salaires et de conditions de travail, dont ces firmes tirent parti.

2. La généralisation d'une idéologie de la compétition et de la concurrence qui cherche ses justifications dans la nature, et qui remet au premier plan des comportements que la civilisation avait précisément atténués — ce mouvement est servi par la prolifération des documentaires animaliers et de certains jeux vidéo, et non sans lien avec la restauration plus ou moins subtile de théories de l'inégalité des races.

3. La «révision» des valeurs humanistes vers lesquelles nous avaient heureusement réorientés les régressions de la première moitié du siècle (guerres, fascisme, nazisme, goulag). Le souvenir de ces désastres et de ces perversions s'est affaibli, comme l'éducation républicaine; on veut nous faire croire que «tout se vaut», on révise l'histoire et l'on ranime des mouvements fascistes, qui sont fondamentalement d'exclusion.

Permettez-moi d'ajouter deux domaines, qui ne sont pas aussi évidents et qu'il faut aborder avec prudence, mais auxquels je pense qu'il y a lieu de réfléchir lucidement. J'ai en effet l'impression que l'on devrait prendre garde à:

4. Des effets pervers du recours à l'écologisme, du moins d'un recours imprudent, insistant et mal informé: par l'accent mis sur la nature (et considérant de fait comme idéale la nature héritée, celle de nos parents); par la survalorisation du biologique et des «racines» (un mot aussi sournois et dangereux que celui de race); par le mélange fréquent avec l'égocentrisme et l'égoïsme de certains comportements — tout cela contribuant à cultiver méfiance contre le nouveau venu, le migrant, celui qui n'est pas d'ici, qui n'a pas notre «nature».

5. Des effets négatifs de la décentralisation des pouvoirs, quand ils sont exagérés par le localisme: ils tendent alors à favoriser l'enfermement dans la cellule locale, la perte du sens des solidarités et des échanges, comme on l'a vu ici avec le lamentable spectacle de la préparation du projet d'agglomération de Montpellier.

Dans tout cela il y a bien un usage exagéré, pervers, de l'idée de territoire; un usage quasi animal, en tous cas antihumaniste, contre lequel il me semble que nous avons le devoir de réagir.

Une dimension européenne?

La situation française n'est pas exceptionnelle. Certes, en Europe l'on s'efforce d'abaisser les barrières territoriales au niveau des États. Mais partout elles s'élèvent aux autres niveaux. Et l'intégration européenne, mettant principalement l'accent, sinon exclusivement, sur les aspects financiers et réglementaires, se fait de telle façon que l'on peut avoir l'impression d'une invasion des puissants, d'un terrain de jeu qui ne serait dégagé que pour eux. Il en résulte des tentations de repli et d'affirmation de soi par le local et par les marques d'identité de proximité.

Voyez comme certains élus locaux ont senti pousser leurs ailes en s'imaginant patrons d'une illusoire «Europe des régions», comment les régions et autres communautés locales se prennent pour des entreprises et investissent des sommes folles dans leur publicité

Voyez comme se sont réveillés les autonomismes et même les guerres, provoquant en Europe même des exodes massifs, et très mal supportés par les pays d'accueil justement quand ils sont massifs, comme en Italie ou en Espagne — voyez comme éclatent en Andalousie des quasi-pogroms, contre des travailleurs maghrébins.

Voyez comme la pauvreté met sur les routes vers les pays riches les populations d'Europe centrale, dont les mouvements inquiètent. Voyez les difficultés à établir des coopérations transfrontalières réelles, à penser une véritable intégration des réseaux de circulation à l'échelle européenne, etc. Voyez un peu partout l'apparition des quartiers et lotissements «fermés» à l'américaine. Voyez le développement des tensions et de l'incivisme en ville.

L'antimonde et le retranchement progressent en Europe, comme dans la plus grande partie du Monde. Ils dépassent leur fonction de régulation partielle et leur intérêt homéopathique.

Ce qu'il faudrait faire, pour répondre à votre question, c'est trouver les moyens de combattre et réduire ces tendances; non seulement par vos actions quotidiennes, dont l'ampleur et l'efficacité sont l'une de mes (rares) raisons d'optimisme, mais dans tous les domaines économiques et culturels, dans la redistribution des richesses comme dans la réaffirmation des valeurs républicaines.

La façon dont les grandes firmes d'un côté, les idéologies rétrogrades de l'autre, se jouent des territoires et jouent avec l'idée de territoire, a de quoi inquiéter. Elles provoquent, flattent et encouragent, volontairement ou involontairement, des réactions de repli et d'exclusion, y compris, bien entendu, de la part des pauvres et des dominés eux-mêmes.

C'est pourquoi, je le dis comme géographe et parce que c'est mon domaine de travail, nous devons nous méfier de tous ceux qui pervertissent l'idée de territoire en la survalorisant au point de la «naturaliser» — ce qui est une autre façon de la tuer, et qui est précisément à l'inverse de ce que vous, en tant qu'associations d'insertion, vous vous efforcez de faire tous les jours.