LES DISCONTINUITÉS SPATIALES

ISBN 2-7178-2732-3

Résumé de l'ouvrage

Les hommes se sont depuis toujours disputés des terrains ou des territoires. L'étendue terrestre a été morcelée bien que des éléments naturels se soient imposés comme de véritables barrières. Franchir certaines rivières revenait à faire violence à la nature et aux dieux, à remettre en cause un ordre providentiel établit une fois pour toute. Dans certaines sociétés des rites de désacralisation étaient nécessaires lorsqu'on avait à traverser un fleuve par exemple. À l'époque moderne, un renversement apparaît: les hommes imposent la nature comme élément de démarcation alors qu'ils commencent à la dominer. Ainsi est introduit le thème des «frontières naturelles», façon de naturaliser des limites par définition artificielle, ce qui pouvait les remettre en question. Or les supports naturels les plus souvent utilisés pour tracer des frontières, lignes de partage des eaux et fleuves, posent de graves problèmes lorsqu'il s'agit de clairement les marquer sur le terrain. Les fleuves ont des cours qui peuvent varier très rapidement. Fortement visibles sur des cartes à petites échelles, les supports topo-hydrographiques révèlent donc leur arbitraire à des échelles plus grandes, d'autant qu'ils jouent souvent le rôle de liens entre les hommes: les vallées sont des couloirs le long desquels se sont développés de grandes civilisations. Les cols sont des passages. Apparaît ainsi l'ambivalence des supports naturels à la fois synapse et cloison.

À côté de ces préoccupations politiques, les religions ont largement utilisé le bornage et la limitation afin de distinguer le sacré du profane, alors que les sociétés modernes inventaient les notions de «public» et de «privé». Tout d'abord, il y a le lieu sacré, le temple, dont l'étymologie signifie couper. L'organisation spatiale des sociétés traditionnelles est fortement influencée par la structuration religieuse du monde. L'espace y est une succession d'étendues limitées, disposées concentriquement autour du lieu sacré. Dans nos sociétés occidentales la limite entre le domaine public et le domaine privé est très brutale, eu égard au souci d'intimité. Elle a tendance à s'opacifier lorsqu'on s'élève dans la hiérarchie sociale, de la simple clôture grillagée aux systèmes de protection électronique. Aux États-Unis, en raison d'une crainte toujours grandissante à l'égard de la violence, on assiste à une «fortification» des quartiers bourgeois avec le développement des gated communities.

L'encadrement des hommes par les États nécessita un morcellement hiérarchisé. Des limites communales aux limites interétatiques toutes ne sont pas des discontinuités. Leurs effets seront fonction des compétences des entités administratives qu'elles contiennent: le contenant sera donc fonction du contenu. Ainsi en ce qui concerne les limites communales leurs effets seront d'autant plus perceptibles que les pouvoirs attribués à ce niveau administratif sont grands. Pour trouver de véritables discontinuités de l'espace d'encadrement à l'intérieur des pays, il faut s'intéresser aux États organisés sur le modèle fédéral, tels que l'Australie ou les États-Unis par exemple. Ainsi en Australie les limites entre États fédéraux furent longtemps des frontières entre différentes colonies de l'Empire britannique. Plus de quatre-vingt-dix ans après la formation définitive de l'Australie ces limites ont des conséquences notables et préjudiciables pour le pays: les normes et les réglementations ne sont pas encore harmonisées entre les huit États et Territoires ce qui fait de l'Australie un pays où l'unification économique est moins avancée que dans la CEE ! Aux États-Unis la limite entre le Nevada et les États limitrophes provoque des effets notables en raison de la législation ultralibérale de cet État qui contraste avec celle de ses voisins. Des industries du jeu, du divorce, de la prostitution s'y sont développés.

Cependant les discontinuités les plus importantes sont liées aux frontières, limites entre deux États souverains. Elles sont sémiologiquement riches avec leurs barbelés, leurs bornes, leurs postes de douane, leurs couloirs démilitarisés et inhabités ou leurs parcs naturels en Afrique. Ce sont aussi des zones de vice et de rebut avec la contrebande ou les dépôôts de toutes sortes qui les enlaidissent. Les frontières portent en elles une dialectique de l'ouvert et du fermé, figurée par la lutte ancestrale entre le douanier et le contrebandier. Mais les frontières sont diverses. Elles peuvent être des zones de tension le long desquelles on trouvera un no man's land, un parc national ou un camp de réfugiés. Elles sont aussi des aires de développement en raison du talus économique existant entre deux États voisins. On peut citer l'exemple de la frontière entre les États-Unis et le Mexique qui profite du gradient économique important entre les deux pays. S'y sont développés les in-bond industries à la base d'agglutinations urbaines. Le phénomène est équivalent mais de bien moindre ampleur entre la Chine et Hong Kong. Les situations ne sont pas figées, des réajustements monétaires peuvent arrêter ou amplifier les mouvements, développer ou faire péricliter certaines activités. Des nouvelles lois peuvent transformer la manière dont la frontière est franchie.

Aujourd'hui les surfaces ont perdu de leur pouvoir. La logique de la puissance territorialisée tend à s'estomper au profit d'un monde composé de réseaux, où les nÏuds de communication ont un rôle particulièrement important. De nouvelles discontinuités, non plus interfaces ou frontières mais marches épaisses, sont apparues. Elles séparent des lieux dans lesquels se concentrent de plus en plus les pouvoirs mais aussi les hommes et leurs activités. Les zones rurales sont entrain de devenir des vides entre les agglomérations. En partie désertées dès le XIXe siècle, elles courent aujourd'hui le risque d'être mises en friche avec la politique agricole de gel des terres. S'opposent donc de plus en plus aux lieux, réservés à la production, à la consommation et à l'habitat, des étendues intercalaires que les hommes ne font plus que parcourir sans s'y arrêter. Cette dialectique des lieux et de l'étendue est le nouveau paradigme du discontinu spatial. L'évolution des moyens de communication a joué un grand rôle en permettant la concentration et en modifiant dans nos consciences la représentation de l'étendue. Les discontinuités entre les villes sont des obstacles, des vides embarrassant entre un point de départ et un point d'arrivée. Les transports modernes ont médiatisé et déterritorialisé notre rapport au monde et se contentent de faire correspondre des points à des heures. Les ouvrages d'art ou les tracés de plus en plus rectilignes effacent la rugosité de la surface terrestre. Les voyages aériens nous dématérialisent encore un peu plus ces intervalles entre deux aéroports.

Les îles et les mers qui les encerclent constituent la métaphore de cette dialectique lieux/étendue. Les valeurs qu'on attribue actuellement aux îles, résultent à la fois des qualités accordées au vide maritime et du rapport entre surface de l'île et surface océanique ceinturante. La nissonophilie contemporaine repose donc sur la clôture et l'exiguïté, promouvant de la sorte les petites îles proches des côtes de l'Europe ainsi que les îles tropicales. Des analyses sémiométriques récentes ont montré que le mot «île» est associé à «nudité», «sensuel», «aventure» ou «volupté». De telles liaisons montrent que la discontinuité marine, plus que la discontinuité terrestre, semble garantir un isolement préservant des contraintes et des problèmes du monde moderne. Cette volonté contemporaine de se sentir momentanément encerclé par la mer oublie que l'opacité océanique est loin d'être évidente. Si pour les îles côtières la rupture de charge, liée à la traversée maritime, est coûteuse, il n'en va pas de même pour les îles océaniques, car la mer est une surface de moindre résistance que les continents.


Table des matières

Introduction

  1. Un monde discontinu
  2. Nature et discontinuité

Chapitre I: Les ordres du discontinu

  1. Contenant et contenu
  2. Le temps des limites
  3. Quand le discontinu sécrète du continu
  4. Les collisions de niveaux

Chapitre II: Les partitions sociales de l'étendue

  1. Sacré et profane
  2. Les figures de la limite entre le public et le privé
  3. Les appropriations tacites

Chapitre III: Les limites des unités locales et régionales de l'espace d'encadrement

  1. Le niveau municipal
  2. Le niveau régional
  3. Les cas fédéraux
  4. L'exception sud-africaine

Chapitre IV: Les frontières

  1. Sémiologie des frontières
  2. Le militaire, le douanier et le contrebandier
  3. Des talus économiques
  4. Des barrières mentales

Chapitre V. Les autres configurations discontinues

  1. Jeu de lois spatiales
  2. La question régionale
  3. Aux marges de l'écoumène
  4. Les rivages

Conclusion: Une dialectique des lieux et de l'étendue

  1. Une société qui privilégie les points
  2. Les surfaces comme étendue-décor
  3. La métaphore insulaire

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