Géographie des migrations, ou l'antimonde en crue

Roger Brunet

Ce texte est celui d'une intervention faite à l'invitation du Forum international Migrations et errances, tenu par l'Académie Universelle des Cultures sous la présidence d'Elie Wiesel, à l'UNESCO, les 7 et 8 juin 2000. Il a été publié dans l'ouvrage collectif de l‘Académie Universelle des Cultures, Migrations et errances. Paris: Grasset, 2000.

Qu'en est-il des migrations internationales aujourd'hui et que peut-on penser des changements qui s'y dessinent? Il est très difficile d'en juger, parce que l'information est incomplète et biaisée. Nombre de pays ne tiennent pas de comptes exacts, et bien des passages de frontière sont clandestins. On évalue généralement à 120 ou 130 millions le nombre de personnes qui vivent dans un pays où elles ne sont pas nées; la moitié d'entre elles seraient des travailleurs étrangers, conjoints et enfants compris; les autres seraient, en proportions comparables, soit environ 20 millions pour chaque catégorie, des clandestins, des réfugiés et des personnes déplacées contre leur gré. Observons que, à l'échelle mondiale, c'est assez peu: environ 2% de la population. Ce critère, bien sûr, ne recoupe qu'en partie la définition de l'étranger, et informe peu sur les flux annuels, très mal connus, mais qui restent modérés hors des exodes brutaux: peut-être 10 millions par an, à comparer à un accroissement annuel d'environ 90 millions de personnes.

La très grande majorité des populations du monde sont stables. Pour ceux qui bougent, la mobilité interne (changement de domicile, éventuellement de région dans le pays) est très supérieure à la mobilité internationale. Au sein de celle-ci, les migrations définitives sont probablement moins nombreuses que les migrations temporaires. Et l'histoire a connu des mouvements plus intenses qu'aujourd'hui.

La migration internationale n'est donc pas un phénomène de masse à l'échelle mondiale. Une grande partie de ses flux sont anciens, normaux, souhaités; ils apportent à certaines régions des forces vives, à beaucoup de migrants et de familles des moyens d'épanouissement. Mais c'est un phénomène qui peut prendre des dimensions dramatiques en certains lieux, et bien entendu à l'échelle de familles, voire de peuples; c'est cela qu'il nous faut examiner, car les temps présents suscitent des inquiétudes légitimes.

Vagues et courants de l'émigration

Il est aussi facile de distinguer théoriquement des raisons distinctes de migrations, que fréquent en pratique d'observer que ces raisons se composent: beaucoup n'ont que l'apparence du choix. Les uns partent simplement pour trouver mieux, sans y être nullement contraints; d'autres pour échapper à la misère; d'autres encore pour ne pas mourir; bien trop y sont obligés par l'autorité, la loi ou les armes, voire le rapt. Des millions de migrants ont gagné au changement, au moins matériellement, même parmi les expulsés: encore faut-il pour cela qu'ils aient trouvé des ouvertures dans les pays qui les accueillaient. Des millions de migrants ont beaucoup perdu, et même la vie, quand ils ont été arrachés brutalement à leur milieu familier, en direction de contrées hostiles.

Les grandes migrations historiques, les errances des périodes d'insécurité, les captures, la traite des esclaves et les guerres de religions ont bouleversé des régions du monde durant des siècles. Au cours des deux derniers, alors que le monde s'est couvert d'États et quadrillé de frontières qui donnent tout son sens à la notion de migrations internationales, quatre grands mouvements au moins se sont manifestés, succédé et combinés.

Durant tout le 19e siècle (un peu avant, un peu après), le principal mouvement migratoire fut sans doute celui qui mena des Européens à s'expatrier, en partie sous l'effet de la misère, voire de la famine, vers les pays «neufs» et les colonies que s'étaient attribué les puissances. La migration des Irlandais, par exemple, a été spectaculaire: 10 millions durant un peu plus d'un siècle, pour un pays de 5 millions d'habitants; mais les Allemands ou les Suédois ont été nombreux aussi à choisir les Amériques. Des Chinois et des Proche-Orientaux ont également franchi les océans. Un peu plus tard, dans la première moitié du 20e siècle, des réajustements intra-européens ont provoqué des migrations des pays les plus pauvres (Europe du Sud et de l'Est) vers les plus riches ou les moins peuplés (Allemagne et France surtout).

Le milieu du 20e siècle a fait apparaître, sous forme d'exodes et de déportations, une série de phénomènes nouveaux et massifs, produits de l'exagération des conflits nationaux, ethniques et religieux. Exactions des nazis, déportations de peuples entiers vers la Sibérie sur décision de Staline, perversités des colonialismes, redécoupage de l'Europe de 1945 assorti de millions de «personnes déplacées», partition de la péninsule indienne, conflits du Proche-Orient, guerres et guérillas en Asie du Sud-Est et en Amérique centrale, effets des décolonisations en chaîne: tous ces événements se sont traduits par des déplacements contraints et dramatiques de populations entières, qui ont surtout affecté les pays en développement. Inversement mais dans une logique voisine, sur presque toute la durée du 20e s., l'émergence de nouvelles nations a pu entraîner des migrations de regroupement à base ethnique ou religieuse, dans des situations aussi différentes que celles de l'Arménie, du Pakistan ou d'Israël, voire récemment de l'Allemagne.

Après la seconde guerre mondiale, la plupart des pays les plus développés se sont lancés, pour une trentaine d'années, dans une politique délibérée d'importation de travailleurs, en général peu qualifiés, que l'expansion des activités semblait requérir, du moins dans certains métiers: on évalue à 13 millions le nombre de Méditerranéens des deux rives appelés par l'Europe du Nord-Ouest durant ces décennies, à bien davantage encore les entrées aux États-Unis et au Canada, tandis que l'Australie à elle seule recevait près de 4 millions d'immigrants, surtout d'Asie.

La transformation délibérée des politiques économiques des firmes et des grandes puissances entreprise au cours des années 1970, que l'on nomme pudiquement «mondialisation», a eu des effets directs sur les migrations internationales: en quête de bas salaires, on a préféré déplacer les lieux de production plutôt que les travailleurs; la montée du chômage dans les pays industriels, les tensions et les crispations qu'elle a provoquées, se sont accompagnées d'une politique très restrictive à l'égard de l'immigration et d'un déplacement des courants; l'Europe s'est fermée, alors qu'au contraire des pays du Moyen-Orient et d'Asie du Sud-Est recherchaient des travailleurs spécialistes ou subalternes.

Ces grandes vagues ne sont qu'en partie successives: d'une part, leurs effets coexistent et se combinent dans de nombreux pays; d'autre part, nombre de tendances anciennes subsistent localement, ou sont réactivées selon les besoins: ne parle-t-on pas déjà d'un nouvel appel futur des grandes puissances à la main-d'œuvre étrangère dans un proche avenir?

Les effets géographiques de ces mouvements sont très complexes. De nouvelles diasporas sont apparues; certains pays ont connu de véritables «épurations ethniques», tandis que d'autres se retrouvaient avec des groupes étoffés d'immigrés dont l'intégration est devenue difficile. Les États-Unis sont loin en tête des pays d'accueil, avec au moins 25 millions de personnes nées à l'étranger; l'Australie et le Canada, comme l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni en abritent environ 4 millions chacun; mais ces calculs ne tiennent pas compte des cohortes de réfugiés plus ou moins temporaires, ni d'autres circonstances, tels les mouvements massifs de «rapatriés».

Les migrations internationales sont-elles en augmentation? Globalement, ce n'est pas certain. Un rapport du BIT avance que, s'il y avait 120 M d'immigrés dans le monde à la fin des années 1990, ils n'étaient que 45 en 1965. Mais, outre que les données sont peu sûres, la très forte augmentation du nombre d'États entre les deux dates entraîne un effet purement mécanique de franchissement de frontières; si les migrations ont été fortes en Europe, c'est que les simples mouvements de portée locale ou régionale deviennent facilement transfrontaliers; on doit savoir aussi que le simple éclatement de l'URSS a «produit» d'un coup 45 millions d'«étrangers»: 25 M de Russes se sont trouvés dans les pays nouvellement indépendants, et 20 M de ressortissants de ceux-ci en Russie… Certains mouvements traditionnels de migrations se sont beaucoup affaiblis; les pays de l'Europe du Sud n'alimentent plus guère l'émigration. En revanche, il est probable que trois catégories au moins de migrants sont en augmentation: celle des «cadres», celle des clandestins, celle des réfugiés.

Errances de l'insécurité, fracture des méditerranées

Deux grands phénomènes géographiques s'affirment et s'épaississent depuis un quart de siècle: au Sud, les drames et les vagabondages de l'insécurité; au contact du Sud et du Nord, la fracture des méditerranées. Tous deux relèvent largement de ce que j'ai proposé de nommer l'antimonde, cet autre monde que sécrète le monde légal et que nourrit la «mondialisation», par effet pervers ou par quasi-nécessité.

Le drame qui frappe de nombreux pays du Tiers-Monde depuis plusieurs décennies n'est sans doute pas nouveau, mais il a pris des proportions tragiques. C'est par centaines de milliers que des familles sont ballottées par les guerres ethniques ou religieuses, par la famine, ou tout ensemble. Le spectacle des camps de réfugiés, des guérillas où sont enrôlés des gamins, des enfants moribonds et des victimes innombrables est malheureusement devenu familier. En Afrique de l'Est et de l'Ouest, en Amérique centrale et andine, en Asie du Sud-Est et du Sud, foyers de conflits et espaces d'exaction et de disette ne cessent d'apparaître et de se déplacer, condamnant des villages entiers à l'errance; toutes ces migrations ne sont pas transfrontalières, mais il apparaît que les frontières peuvent jouer leur rôle, de menace ou d'abri. Au Moyen-Orient et en Asie du Sud, passer la frontière a pu devenir une nécessité: quantité de Palestiniens se sont dispersés, puis la guerre Iran-Irak, la prise de pouvoir des talibans en Afghanistan ont provoqué des mouvements massifs et multiplié les camps de réfugiés. Ces migrations confuses sont très observées, mais difficiles à connaître et à évaluer; on parle de 20 millions de réfugiés dans les années 1990, contre 8 en 1980, et 2,5 en 1970. Burundi et Congo, Somalie, Soudan et Éthiopie, Sri Lanka ou Timor sont tour à tour dans la dure actualité.

Ces lieux sont généralement loin des pays riches. Pourtant, des situations comparables ont fini par atteindre l'Europe, sur les décombres de ce qui fut la Yougoslavie; et, pour être moins visibles et moins massives, des migrations sans projet mettent au hasard sur les routes des milliers de ressortissants de certains pays d'Europe de l'Est, en Biélorussie et ailleurs.

Alors que ces errances tendent funestement à une forme de permanence dans les régions tropicales au sens large, le globe se trouve ceinturé par une succession de lieux sensibles, qui forment le chapelet de ses méditerranées, précisément au contact des pays riches et des autres. Des Caraïbes aux mers de Chine et de la Sonde en passant par la Méditerranée eurafricaine, se manifeste comme un fossé quasi continu, avec barrières, gués et portes, où d'anciennes migrations ont pris un tour et un sens nouveaux.

Ce n'est pas là que sont les pays les plus pauvres du Monde, mais c'est là que les inégalités sont les plus sensibles et les mieux perçues. Les pays riches ont attiré des travailleurs des pays proches; ils ont ensuite tenté de leur fermer la porte; mais il leur a bien fallu admettre des «regroupements familiaux»: l'immigration continue au moins sous cette forme légale. Les chemins étaient devenus familiers: c'est clandestinement, et avec l'aide de «passeurs», que les voisins pauvres viennent chercher du travail et un peu d'espoir. Or il se trouve précisément qu'à force de dérégulations et de retraits de l'État, le secteur hors la loi, dit pudiquement «informel», s'est étendu dans les pays d'accueil: le travail «au noir» et les ateliers clandestins accompagnent les «libéralisations»; ils attirent l'immigration clandestine, au point que l'on a pu parler d'une véritable «industrie» de la migration, avec entrepreneurs, filières, relais, redevances et polices privées. Il se crée même un antimonde particulier au sein de cet antimonde-là, puisque cette détestable industrie a ses propres parasites, tels les pirates des mers qui rançonnent et assassinent les émigrants dits boat people, «ceux des bateaux». Le détroit de Floride, celui de Gibraltar, celui d'Otrante, les mers d'Asie du Sud-Est sont ainsi devenus de hauts lieux de la tentation, du passage, de l'aventure et des drames quotidiens; mais la traversée du Rio Grande ou de la muraille de fer dressée aux alentours de Tijuana n'est pas moins fréquentée ni moins dangereuse, surtout quand la population locale décide d'exercer sa propre «police».

Les États-Unis reçoivent ainsi du Mexique et de toute l'Amérique centrale plus de clandestins que de travailleurs dûment enregistrés. Les pays d'Europe du Sud ont à peu près cessé d'être des terres d'émigration, pour devenir des pays d'accueil légal et illégal; l'Italie, d'où sont parties 600 000 personnes dans la seule année 1914, n'avait plus que 20 000 émigrants en 1984, et depuis elle reçoit les réfugiés des Balkans et la main-d'œuvre du Maghreb. Du côté de l'Europe de l'Est se sont dessinés de nouveaux lieux de départ. Le Moyen-Orient pétrolier a attiré de nombreux travailleurs des pays d'Asie. Entre Europe et émirats, l'Égypte est devenue le premier pays d'émigration du vieux continent, y compris vers l'Amérique du Sud. L'Australie continue à attirer, mais les nouveaux gradients qui se manifestent dans le développement créent de nouveaux flux: des Indonésiens cherchent de meilleurs horizons en Malaisie, dont certains ressortissants sont tentés par la Thaïlande. Même le Japon a fini par admettre, voire rechercher, un appoint dans l'immigration de travailleurs, au moins à titre provisoire, avec «billet de retour».

Cette grande ceinture mondiale, à peu près continue, est en même temps le lieu du plus grand nombre et des plus approximatifs des sites dits offshore, des paradis fiscaux et des zones qualifiées de «franches» par antiphrase, des corruptions et des trafics qu'ils facilitent et qu'ils engendrent. Ce n'est pas un effet du hasard, puisque c'est à portée des riches que fleurissent ces sas et ces officines. Les forts gradients de richesse créent les fortes attractions, donnant toute leur énergie aux migrations «choisies», car on quitte peu un pays pauvre pour un autre pays pauvre; et, de surcroît, l'illégalité organisée ou tolérée par les riches entretient l'illégalité, la brutalité et les dangers des transferts de personnes.

Systèmes de migrations: le nomadisme ou l'errance

D'excellents esprits vantent la mobilité des personnes comme valeur positive, appellent de leurs vœux ou célèbrent l'avènement d'une «planète nomade». Encore faut-il s'entendre sur les mots. Les géographes savent, pour les avoir étudiés, que les nomades ne sont pas des errants. Ils ont leurs terrains saisonniers habituels, leurs parcours réguliers, un style de rapport établi avec leurs voisins. En ce sens, une grande partie des migrations anciennes de travailleurs pouvait être considérée comme relevant d'un esprit «nomade»; ils cherchaient ailleurs simplement du travail, ou de quoi mieux vivre, et plus d'un revenait ensuite au pays d'origine; souvent ils y investissaient; du moins y envoyaient-ils une partie de leurs gains. Ces «retours» habituels ont été estimés au moins trois fois supérieurs à tout ce qu'ont pu apporter les systèmes d'aides, tandis qu'en outre les liens entre les émigrés et leur pays étaient l'occasion d'échanges et de commerces réguliers et profitables. N'y voyons rien d'idyllique; mais cette forme de «nomadisme» avait, a encore, ses avantages.

Certes, des migrations de cette sorte se poursuivent; mais elles ne forment plus un système dominant. Le monde est entré dans une situation assez nettement différente, et qui dans l'ensemble paraît autrement inquiétante. Essayons de la résumer en six points.

1. En dépit de l'accession d'un grand nombre de pays à un niveau de développement qui les a fait largement sortir du champ de l'émigration, les pressions se sont accrues. Plusieurs phénomènes y contribuent: l'«explosion démographique» de nombreux pays pauvres, dont la santé s'est améliorée sans que la natalité y ait fortement diminué; les drames de l'extrême pauvreté et de la famine dans des régions sensibles tels que les sahels; l'extension incontrôlée des antimondes et des dérégulations; l'accès généralisé à un mode d'information étendu et banalisé, qui propose des modèles de consommation et met mieux en évidence les différences et les inégalités; les replis identitaires et communautaires qui en sont à certains égards la contrepartie.

2. Les politiques de fermeture et de répression de l'immigration sont largement liées à la croissance du chômage dans les pays riches, lui-même un effet direct de la «mondialisation», si l'on entend par celle-ci la liberté absolue pour les firmes de faire leurs affaires comme elles l'entendent et où elles l'entendent. Or ces politiques ont pour effet de réduire à la fois les possibilités de retour des travailleurs immigrés, les possibilités d'intégration et les comportements respectueux des lois. Tout en limitant mal les flux puisqu'elles admettent les regroupements familiaux, elles tendent ainsi à fixer les immigrés et à les enfermer au sein de communautés de plus en plus affirmées et constituées. Empêchant l'accès au travail légal, elles encouragent les biais, qu'au demeurant elles ne semblent pas vraiment pouvoir ou vouloir contrebalancer, de sorte que l'industrie perverse des migrations clandestines ne s'en porte que mieux.

3. Les migrations sont socialement différenciées. Ce n'est pas nouveau, mais l'attitude générale des firmes et des États semble accentuer le phénomène. Dans l'ensemble, les firmes sont très favorables à la mobilité des «cerveaux», ou du moins des «cadres», et ceux-ci aux menues ou réelles promesses de carrière et d'allégements fiscaux; les firmes manifestent çà et là des «besoins» qui facilitent la mobilité de spécialistes, y compris parmi les ouvriers; mais, à l'importation de travailleurs de base, elles se sont mises à préférer l'exploitation de différences salariales substantielles, entretenues au contraire d'un pays à l'autre par leur immobilité même: c'est le sens profond des «délocalisations». On a même vu un prix Nobel d'économie, Gary Becker, prôner la libéralisation complète des migrations: il lui suffirait que les permis d'immigrer soient accordés sans discrimination… mais à un prix suffisamment élevé.

4. De la sorte, le système mondial des migrations reste très fragmenté, en champs migratoires distincts et en sous-systèmes plutôt rigides, dépendant des proximités, corrigées par les anciennes relations coloniales et linguistiques. Les politiques de quotas nationaux sont anciennes, mais elles n'y contribuent qu'en partie. S'il y a mondialisation des affaires, de l'information, et du tourisme des pays riches, il n'y a nullement mondialisation des mouvements migratoires, qui restent assez cloisonnés, à la fois géographiquement et socialement.

5. Alors qu'une partie substantielle des anciennes migrations se portait vers des régions souvent périphériques (frontalières, minières, de mise ou remise en valeur agricole ou forestière, etc.), ainsi valorisées par le travail des immigrés, voire par leurs capitaux, le plus gros des mouvements semble aujourd'hui se faire en direction des métropoles, considérées comme des milieux de vie offrant un minimum de perspectives de survie, sinon de travail régulier. C'est à la fois vrai à l'intérieur des pays pauvres, dont certaines villes prennent des aspects démesurés; et vrai pour les migrations internationales, ce qui pose de redoutables problèmes à la plupart des grandes villes des pays riches.

6. Les migrations véritablement «subies» en raison des agressions, déportations, guerres, famines et changements de frontières ont pris une ampleur considérable, rendue d'autant plus sensible par l'information mondiale et par les restrictions apportées aux migrations «choisies», vers un «mieux-être» qui n'est pas toujours illusoire. De la sorte, les migrations internationales prennent des tours de plus en plus contraints et dramatiques, jouant de moins en moins le rôle régulateur qu'elles ont souvent eu dans l'histoire.

Conclusion

L'un des droits de l'homme fondamentaux, qui est la liberté de «bouger», et celle aussi de ne pas bouger, est de moins en moins respecté. Les uns, qui voudraient travailler ailleurs pour survivre, ou pour mieux vivre, sont refoulés aux frontières, sauf s'ils sont titrés et argentés; d'autres, qui ne demandent rien, sont arrachés à leur foyer. D'une part, les organisations internationales ont bien du mal à limiter ces exactions, dont les organisations non gouvernementales s'efforcent d'atténuer les dégâts. D'autre part, il apparaît de plus en plus clairement que les mesures répressives, outre qu'elles mettent en cause ce droit, sont inefficaces; on peut même penser que leurs résultats sont opposés à leur objectif, puisqu'elles ont pour effet de limiter les retours au pays, de favoriser les comportements communautaires et l'antimonde de l'illégalité.

De cela, on peut au moins conclure que la «mondialisation» dont parlent les médias est très loin d'être complète, et qu'elle se manifeste même, pour ce qui concerne les migrations internationales, par des aspects principalement négatifs: elle a sacrifié le meilleur en laissant se développer le pire. Il semble assez clair qu'à la source des troubles qui affectent la mobilité des personnes, se trouvent l'exagération contemporaine des disparités de revenus et la conscience de l'extrême pauvreté, jusqu'au sein des pays dits d'accueil. Dans ce domaine, on peut estimer que la situation s'est nettement aggravée depuis un quart de siècle, qui est précisément celui du triomphe des idéologies du laisser-faire et des dérégulations. L'observation de l'état actuel des migrations internationales amène à penser que les véritables objectifs humanistes sont dans le combat contre la pauvreté, la diminution des inégalités, la réduction des antimondes, l'invention de nouveaux modes de régulation et l'accompagnement des migrations réciproquement bénéfiques.


Références

D. Noin, Atlas de la population mondiale. Paris: Reclus-La Documentation française, 2e éd. 1996; Géographie de la population. Paris: A. Colin, plusieurs éditions.

G. Simon, Géodynamique des migrations internationales dans le monde. Paris: PUF, 1995.

C. Wihtol de Wenden, Faut-il ouvrir les frontières? Paris: Presses de Sciences Po, 1999.