Roger Brunet, mars 2002
Pour répondre à des curiosités qui s'expriment sur Internet, voici quelques éléments d'information sur la Dorsale européenne, dite «banane bleue».
La banane bleue est le nom que les médias ont donné à la représentation de la grande dorsale ou mégalopole qui traverse l'Europe du Lancashire à la Toscane. On trouve là les plus fortes densités de population, les plus fortes densités de grandes villes, les plus fortes productions et valeurs ajoutées au kilomètre carré, les plus forts trafics.
Son dessin correspondant aux principaux chemins d'échanges établis du 13e au 21e siècle à travers l'Europe, et d'abord (13e- 16e s.) entre les deux pôles anciens de Vénétie-Lombardie-Toscane et des «Pays bas» au sens large. Là se sont accumulées les richesses surant des siècles, là ont été faites les principales innovations et inventions (techniques financières et commerciales, imprimerie, révolution industrielle) et là fut inventé le capitalisme. Ces chemins ont contourné une France précocement centralisée et moins favorable aux marchands et même aux innovations.
L'Alsace, la Lorraine industrielle et la région Nord-Pas-de-Calais en font partie. Paris en est séparée par un grand glacis de campagnes et de faible peuplement qui a longtemps servi à sa protection (Picardie, Champagne).
En revanche, la mégalopole a projeté, en parallèle, le principal axe du territoire français (Basse-Seine-Bas-Rhône, où se trouve Paris. Un axe parallèle se trouve de l'autre côté, de Hambourg à Zagreb-Trieste par Berlin, Prague et Vienne. L'évolution récente a défait une partie du tissu septentrional de la Mégalopole (Lancashire-Midlands), et au contraire l'a faite gagner en direction du sud (Toscane, voire Rome).
Cette figure géographique a été mentionnée il y a déjà trente ans 1973 par Roger Brunet («Structures et dynamiques du teritoire français», revue L'Espace géographique, 1973) mais n'a été popularisée et baptisée qu'à la suite de l'étude dirigée par R. Brunet pour le compte de la Datar en mai 1989 (référence ci-après). Dans cette étude elle s'appelle dorsale européenne ou mégalopole européenne. La révélation de la répartition des villes «européennes» et de la position réelle de la France a eu un effet de choc, encore sensible en 2002. La presse en a immédiatement beaucoup parlé.
Le nom «banane bleue» est une addition médiatique: la forme de banane a été évoquée par Jacques Chérèque, minsitre de l'Aménagement du territoire, présentant ces travaux lors d'une conférence de presse à succès; la couleur est celle que lui a donnée trois jours après le dessinateur du Nouvel Observateur, dans un artucle de Josette Alia qui servit de baptême à la «banane bleue».
Depuis, l'expression a été consacrée, y compris à l'étranger (nombreuses références sur Internet) et surtout dans les milieux politiques, d'aménagement et de développement local et régional. L'image de la «banane bleue» a notamment beaucoup servi aux idées d'arcs (atlantique et méditerranéen ou latin) et comme argument pour des politiques régionales et de villes.
R. Brunet, Les villes «européennes», Datar, 1989
R. Brunet, La Carte, mode d'emploi, Fayard, p. 57 (plusieurs éditions)
R. Brunet, Territoires de France et d'Europe, Belin, 1997, première partie
R. Brunet, La France, un territoire à ménager. Édition°1, 1994
Extrait de La France, un territoire à ménager
La France est puissamment organisée par les échanges méridiens, entre Nord et Sud, et par la mégalopole européenne. La dévoilant, j'ai montré qu'elle n'était que l'une des trois grandes qui dominent le monde; les deux autres sont les épines dorsales des États-Unis et du Japon; ce n'est pas un hasard. Ne voyons pas cette dorsale, devenue par la grâce des médias, comme une menace potentielle, un inacceptable scénario du futur, une diabolique invention de l'étranger. Elle est beaucoup plus que cela. Durant des siècles, les marchands ont parcouru cet espace, et l'ont façonné. Ils ont reçu l'appui intéressé des petits princes et des cantons industrieux, et la complicité involontaire des rois de France: c'est en grande partie parce que ceux-ci ont été tôt puissants, exigeants et redoutés, que les marchands ont préféré contourner prudemment le territoire français, délaissant peu à peu la voie plus du Rhône qui avait fait les foires de Champagne. Sans doute la France était-elle un peu trop centrale et, surtout, un peu trop centralisée déjà. De Méditerranée en mer du Nord, et réciproquement, les chemins des marchands se fixèrent entre Venise et Lombardie d'un côté, Angleterre et Hanse de l'autre, préférant franchir les Alpes. Là s'accumulèrent les richesses, là s'inventa le capitalisme. Marseille, apparent débouché , ne se réveilla que pour les trafics coloniaux: il était déjà bien tard.
Or toute cette activité, qui profita du Rhin et plus tard du charbon, et qui demeure, ne fut pas sans effet sur le territoire français lui-même. Elle en entraîna dans son mouvement les parties orientales et septentrionales, tandis que le reste du pays végétait à l'ombre. Picardie, Champagne, Alsace, Bourgogne et Franche-Comté ont très tôt bruit d'activités, et nourri des entreprises ambitieuses. La Lorraine et le Nord ont saisi avec ardeur les chances de leur sous-sol, mais elles n'avaient pas attendu pour être actives que l'on y découvrit fer ou charbon. Lyon, qui n'avait pas la même ressource, s'est inventé ses propres systèmes de production. De la Manche à la Méditerranée, entre Seine et Rhin, en dépit des guerres et des menaces qui ont même pu contraindre à des stratégies de glacis pour la protection de Paris, se trouve encore aujourd'hui la France la plus riche. Les quatre premières régions françaises y sont: Ile-de-France, Nord-Pas-de-Calais, Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte d'Azur. Sur les cartes des produits, des revenus et des recettes fiscales, se remarque toujours cette , exactement appuyée sur la grande dorsale européenne. Du Havre à Marseille par Paris, de basse Seine en bas Rhône, s'est peu à peu constitué l'axe vital du pays, le PLM (Paris-Lyon-Méditerranée), mais étendu jusqu'à la Manche. Il a reçu les premiers chemins de fer, la première autoroute, le premier train à grande vitesse. Il reste le couloir de tous le plus chargé. Il unit les trois plus grandes agglomérations françaises. Il est étroitement relié à la mégalopole, et d'abord par Lille, qui est à la tête d'un autre ensemble urbain de premier rang. Mais cet axe vital de la France, qui la traverse de part en part, la divisait peut-être plus qu'il ne l'unissait. Il marquait à la fois au milieu du pays la frontière de l'Europe active, et les limites du développement économique de la France. Parallèle au grand axe européen, il en était comme une projection, un reflet, en beaucoup moins puissant.
Extrait de R. Brunet, «Pour une pratique raisonnée et rationnelle de la représentation des territoires». Colloque de Turin, IRES Piemonte, Représentations et territoires (octobre 1999)
Je me limiterai à deux exemples, qui nous font retrouver les cartes. L'un est celui de la (trop) fameuse «banane bleue», dont le succès médiatique a été excessif. Lorsque j'ai publié cette représentation de la dorsale européenne de l'Angleterre à l'Italie du Nord, il y a eu beaucoup de réactions à Paris et ailleurs. Or elles ont été très différentes. Les uns, assez bêtes et même vulgaires, étaient scandalisés simplement parce que Paris, évidemment «le» centre de l'Europe comme du Monde et de l'Univers, n'était pas dans le modèle. D'autres ont compris et admis l'image, mais ont eu des réactions opposées: si c'est ainsi, il faut que Paris soit rattachée à cette Banane Bleue, donc il faut financer tout de suite les autoroutes et les lignes de trains à grande vitesse qui rattacheront Paris à cette Europe qui est la plus puissante, la plus vivante; ou alors, si c'est ainsi, alors Paris est trop petit, il faut grandir et renforcer Paris encore: on m'a accusé stupidement de vouloir renforcer la centralisation alors que j'ai jamais cessé de dire l'inverse. D'autres encore choisi la «résistance» et le contournement: ils ont dit «il nous faut aussi notre dorsale», notre arc, et ont milité pour l'«Arc atlantique» ou l'«Arc latin». Certains se sont servis de cette image pour leur publicité: en Alsace, dans le Jura, ils ont dit «nous sommes dans la dorsale, nous sommes les meilleurs», et ont pensé ainsi attirer des investisseurs. Bien entendu, quelques-uns ont imaginé pouvoir «casser le thermomètre» pour guérir la maladie (si c'en est une !) et ont préféré nier le modèle, en refusant de voir les cartes d'analyse qui le fondaient. Enfin quelques-uns, peu nombreux mais plus intelligents, ont compris que des villes comme Paris ou Lyon, qui sont un peu en dehors de la dorsale mais proches de cette Europe puissante, avaient tout intérêt à jouer le jeu des liaisons étroites avec l'Europe du Sud-Ouest, avec la Péninsule Ibérique, donc à améliorer les liaisons avec l'Espagne et le Portugal et même le Maroc, moyen de rééquilibrer tant soit peu l'espace européen.
Sur le web on trouve de nombreuses mentions, en toutes langues. Voici un extrait:
La «Banane Bleue»
Ce n'est que depuis peu, à savoir en 1989, qu'une nouvelle représentation de carte a fait carrière. La «Banane Bleue» — l'exemple pour un scénario politique et stratégique de cartographie — est devenue une référence enviable pour le lieu d'emplacement des entreprises.
Le modèle utilisé pour désigner les espaces actifs et passifs en Europe, la «Banane Bleue», a été mis au point en 1989 par le Français Roger Brunet. Le modèle qui lui a servi de base pour la «Banane» a été une recherche sur les villes européennes. Il en a conclu que les zones industrielles les plus importantes se concentrent dans cette région, soit 40% de la population.
En prenant la banane comme forme il a volontairement exclu l'espace actif de Paris ainsi que les régions économiquement fortes sur l'axe Lyon-Marseille. Ceci devait mettre en garde le gouvernement français de ne pas laisser passer l'intégration européenne. Par la suite la banane fut complété par de nombreux autres axes.
Le «sunbelt» occupe aussi une place importante le long de la côte méditerranéenne. On s'attend , tout comme dans le «sunbelt» américain, à de nombreuses implantations industrielles en raison du climat favorable.
La «Banane Bleue» est aujourd'hui le modèle le plus répandu pour l'évolution actuelle et les possibilités de développement à venir.
Il fait même autorité dans l'implantation nouvelle des entreprises: de nombreux entrepreneurs y voient déjà un avantage de pouvoir dire que leur firme se trouve dans la «Banane Bleue».
Traduit de: DIERCKE, manuel de géographie pour les lycées du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, 9 westermann, Braunschweig 1996.)