Géographie: le noyau dur d’une science sociale

Roger Brunet

Texte inédit, condensé de plusieurs exposés et préparé fin 2009 pour le premier chapitre de Sustainable Geography.

La géographie est un champ de la connaissance; dans ce champ s’est élaborée une science. Longtemps inclinée du côté des sciences naturelles, elle a fini par se ranger parmi les sciences sociales, tout en conservant dans sa pratique des recherches et des spécialistes de sciences naturelles. Comme telle, elle a affaire à des comportements humains, ce qui suppose une large part de complexité et d’imprévisibilité; mais l’on a appris que toute science traite de systèmes complexes, et a sa part d’imprévisible.

Quelle est la place de la géographie dans les sciences, qu’est-ce qui fait sa spécificité? On dit parfois que «la géographie, c’est ce que font les géographes». Cette dérobade est d’autant moins satisfaisante que les géographes font beaucoup de choses, dont certaines n’ont rien de commun entre elles, ni dans les objets, ni dans les méthodes, ni dans les finalités. Au long de mon travail s’est élaborée et consolidée en une double hypothèse «l’idée que je me suis faite» (Horkheimer) de ce champ de recherche: que la géographie remplit une fonction de connaissance claire, délimitée et nécessaire; qu’elle peut se définir par un «noyau dur» de propositions associées.

La question géographique

Partons de ce qui est le plus authentique, le plus permanent: la curiosité géographique, le «sentiment géographique» sont présents dans la littérature et dans la science au moins depuis les Grecs de l’Antiquité, et chez de nombreux écrivains et artistes. Le sentiment géographique, c’est ce qui vous prend quand vous embrassez du regard un panorama (étymologiquement, l’ensemble de ce qu’on voit, pan-orama), un paysage et des œuvres humaines, d’un point haut réel (le «point de vue») ou simulé (la carte, la photographie aérienne ou les représentations de données de satellite); et même d’en bas, dans la rue. Dans «embrasser» il y a à la fois de l’amour et de l’appropriation — plus une envie de comprendre.

La curiosité géographique, c’est celle qui vous donne envie de connaître et de comprendre un territoire, des localisations: votre pays, petit ou grand, proche ou étendu; les autres, comment sont ces autres, quelles «mœurs» ont-ils comme l’on disait naguère, et que va-t-on pouvoir faire avec eux — une question qui est le fondement du commerce et de l’échange dans tous les sens des mots, nobles et moins nobles; les lieux étranges, insolites, les «hauts lieux», dont les noms seuls font rêver; la Terre entière, comme lieu, maison et théâtre de l’humanité, aménagée par elle, comme écoumène selon le mot des Grecs.

C’est cette curiosité qui a inspiré dans les temps historiques toute une série de sciences, de techniques et d’actions: la géodésie et la cartographie; l’exploration et la conquête; maints récits et une part du journalisme; des champs de connaissance comme ceux de l’anthropologie (ou ethnologie), voire de l’écologie ou de la géologie. Plus quelques bien mauvaises raisons, quand on s’en sert comme prétexte, arguant de l’incontournable, de la fatalité: «c’est la faute à la géographie», excuse de tous les mauvais politiciens et stratèges. Elle déborde donc largement le champ de travail des géographes mêmes; mais elle est au centre de leur travail. Et en ce centre se trouvent ces objets et concepts géographiques par excellence que sont les lieux, les contrées, les territoires, les champs, les réseaux.

Leibniz se demandait «pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?» La question géographique, celle que se pose normalement tout géographe, et toute personne un peu curieuse, est tout simplement: qu’y a-t-il là, et pourquoi ceci est là. Le est la clé du questionnement géographique. Très vite cependant la question doit être complétée: pourquoi là et sous cette forme, et depuis quand, et comment cela évolue? Elle se pose pour des objets, des groupes de personnes, et pour des configurations géographiques. La réponse peut être rapide, au risque d’être superficielle ou hasardeuse. Elle peut demander de longues recherches, et de vifs débats. Pour préparer la réponse, la géographie dispose non seulement d’une accumulation d’informations et d’expériences, une praxis, mais d’instruments de travail, et d’un ensemble d’hypothèses qui fondent un corpus théorique. Examinons ces hypothèses.

L’espace géographique est produit

Depuis que l’humanité est sur la Terre, elle y agit en société dans un environnement hérité. Elle agit d’abord pour durer, donc se reproduire, comme tout être vivant. Mais sa particularité est de prendre des initiatives, d’inventer, et d’en avoir conscience. Agissant, elle produit. En partie sans le vouloir, par ses actes quotidiens et répétitifs; en partie volontairement, avec conscience. Que produit-elle?

Elle produit des enfants, et les élève; des biens, consommables ou durables; des maisons, des immeubles, des routes; des armes, et leur contestation; du pain, et des jeux; des techniques, des apprentissages; des calculs et des mathématiques; des idées, des mythes, des croyances, des religions: elle n’a pas cessé d’inventer des dieux; du langage — et même de la littérature; des œuvres d’art; des règles, des codes, du droit; des formes de société et de rapports sociaux et familiaux; de la formation et de l’information; des échanges et des mouvements de biens, d’informations et même de personnes; de l’histoire donc; et elle produit de l’espace.

Donnons provisoirement à celui-ci une définition très générale et descriptive: habitats, chemins, lieux de chasse, de cueillette, de pêche et lieux d’agriculture, ateliers et usines, équipements et commerces, limites formelles ou informelles, tout cela lié, organisé, distribué à la surface du globe. Cela vaut pour toutes les sociétés humaines, anciennes ou modernes, «primitives» ou «avancées». L’espace géographique est à la fois la trace de l’humanité sur la Terre, et son habitat: empreinte, et matrice. L’un des nombreux produits de son travail, et son milieu d’existence: le home des humains, leur territoire au sens le plus riche de ce mot.

Il existe des sciences et des spécialistes pour étudier chacune des productions humaines, sociales ou individuelles, de biens et d’échanges, d’arts, de langues, d’histoire, de formes sociales, de droit, etc.; ainsi que pour étudier la matière qui environne l’humanité et qu’elle utilise, domaine de l’ensemble des sciences dites physiques, ou naturelles. Je pense que la géographie est celle des sciences qui a pour tâche d’étudier tout spécialement l’espace produit sur la Terre par l’humanité et pour elle, pour sa reproduction, et que l’on nomme habituellement le Monde: non pas la Terre en elle-même, mais la Terre humanisée, telle que l’humanité la remodèle par l'usage et pour son usage, la Terre devenue Monde.

Certes, chacun peut dire quelque chose de cet espace. Nous connaissons des économistes dits spatiaux, des sociologues et des anthropologues qui parlent de territoire, des urbanistes, des ingénieurs spécialistes du transport, et quantité d’artistes et d’écrivains ont pris pour sujet des paysages. Mais qui donc a pour devoir de mettre précisément au centre de son travail cette grande œuvre humaine, si ce n’est le géographe? Contrairement à ce qui se dit parfois, toute science, et la géographie comme les autres, se définit d’abord par un champ particulier de connaissance. Le nôtre, c’est l’espace produit par l’humanité sur le globe entier. Il nous faut en reconnaître les formes, les logiques, les effets, les transformations, donc les acteurs, et leurs erreurs comme leurs réussites.

Les raisons de la production de l’espace

La production de l’espace géographique répond à un certain nombre de besoins élémentaires des sociétés, qui correspondent à autant d’usages de l’espace. Toute société humaine doit s’abriter, et éventuellement se défendre. Elle tire parti des ressources d’une portion de l’étendue, qu’ainsi elle s’approprie. Dès lors il devient son territoire, qu’elle cherche à préserver, éventuellement à étendre. Elle échange avec ses voisins — même dans le cas des sociétés les plus archaïques. Elle cherche et invente des moyens pour maintenir ou améliorer la cohésion de ce territoire, en élaborant des règles, et des modes de gestion, qui s’expriment en général par des hiérarchies, des spécialisations, et même des lieux symboliques, séparés des autres (le temple et le château, l’école et le stade, les lieux de mémoire).

C’est ainsi qu’elle peuple son espace de toute une série d’objets géographiques, qui changent «la face de la Terre»: abris (l’habitat), lieux de travail (agricole et non agricoles), de formation et de loisir, qui supposent des aménagements et des équipements de toutes tailles, jusqu’au gigantesque; lieux d’administration, de pouvoir et de communion; systèmes de défense; frontières externes et de divisions internes; réseaux de transport. En outre, consciemment ou non, elle différencie son espace par ses mouvements, ses dynamiques démographiques, ses concentrations de revenus, les inégalités de tous ordres qui se développent en son sein. En modelant et remodelant la nature du globe, elle en modifie le visage, que l’on a appris à regarder et à lire, aussi, comme paysage.

Cet espace géographique est donc un espace aménagé, à la fois volontairement et involontairement. Il sert la reproduction sociale. Toute société est prise entre deux exigences contradictoires: le conserver en l’état, ou l’améliorer pour améliorer les conditions de la reproduction. Certaines sociétés sont fondamentalement conservatrices: surtout celles qui évoquent complaisamment la «sagesse paysanne» et le respect des ancêtres, voire «la terre qui, elle, ne ment pas» et l’ordre établi. D’autres sont dynamiques, cherchent à augmenter la production, sinon le bien-être, l’initiative et la liberté. Il advient qu’elles se trompent, commettent des dégâts, dégradent leur espace — jusqu’à signer leur propre extinction: par épuisement des ressources, dépenses somptuaires, excès d’hubris, incapacité de prévoir et de ménager.

Cette société est faite d’acteurs, du plus démuni aux plus puissants: l’individu (ou mieux la famille), les groupes ou communautés d’intérêts, l’entreprise, l’État et ses divisions locales, les organisations internationales officielles, non gouvernementales et même occultes. Ils ont tous, mais très inégalement, des intérêts, des moyens d’agir, des représentations qui les inspirent, des stratégies et des tactiques. Le plus démuni laisse des traces et des objets, même dérisoires. Le plus puissant laisse des empreintes bien plus lourdes, jusqu’aux travaux «pharaoniques» où s’épuisent des civilisations.

L’organisation de l’espace

Ces populations, ces traces, ces multiples objets différencient l’espace géographique. Le géographe montre la différence et même la singularité des lieux; c’est son devoir. Il a pu s’y complaire et s’en contenter, se limitant à la description des lieux et de leur distribution spatiale. Or nous ferons l’hypothèse que l’espace géographique n’est pas le désordre hasardeux d’une activité aléatoire, mais qu’il est organisé; ou, du moins, qu’il révèle des formes d’organisation; et que ces formes elles-mêmes correspondent à des voies, peut-être à des nécessités, de la reproduction sociale. Et que ces formes d’organisation ont donc des logiques sociales.

À l’expérience, on peut reconnaître six modes principaux d’organisation générale de l’espace géographique: le lieu, le réseau, le territoire, l’aire, le champ, le géon.

1. Le lieu est un point du globe, avec des attributs propres, que l’on peut décrire. Il est repérable, identifiable, définissable. Il est lui, il n’est pas ses voisins. Il est unique. En général, il est nommé par ceux qui le fréquentent; il a un nom propre. Il est comme l’atome de l’espace géographique, mais il n’existe pas deux lieux rigoureusement identiques. Tout lieu a donc au moins quatre caractéristiques: un contenu, une définition (activité, peuplement, paysage, etc.); un nom; une position (ses coordonnées en latitude et longitude); une situation (son environnement, son milieu au sens large). Ce qu’il contient, ce qu’est sa dimension réelle est affaire d’échelle, d’analyse, de perception et d’interprétation. Le lieu n’est pas nécessairement habité: l’Everest est un lieu, comme le minuscule vignoble de Romanée, et comme Katyn ou Bikini; New York, Singapour sont des lieux, simples points sur une carte du monde. La surface du globe est faite de la juxtaposition d’une multitude de lieux: en théorie, d’une infinité, si l’on traverse toutes les dimensions; en pratique, d’un nombre déjà respectable, si l’on additionne les lieux reconnus, c’est-à-dire nommés. Toutefois, l’échelle d’observation introduit une complication: à l’échelle mondiale Londres est un point, donc un lieu, un seul. À un autre niveau, Soho est un lieu. Or ce quartier enferme lui-même quantité de lieux distincts.

2. Les lieux sont reliés par des réseaux. Un réseau géographique comprend des lieux, et des chemins qui les relient. Tantôt, ce sont les chemins que l’on remarque, surtout s’ils sont construits: les réseaux de voies navigables, de chemins de fer et même d’autoroutes feraient presque oublier qu’ils n’ont d’intérêt qu’à raison même de ce qu’émettent et reçoivent les lieux qu’ils lient. À l’inverse, les réseaux aériens ne se voient qu’aux aéroports, et feraient oublier la rigueur de leurs couloirs de circulation. Il existe même des réseaux invisibles, comme ceux qui associent le siège d’une firme à ses bureaux. Aucun lieu n’est réellement isolé: tout point du Monde est maintenant connu, repéré par satellite, accessible par hélicoptère — ou par missile. Toutefois, un réseau se définit par une certaine fréquence d’échanges: en ce sens, bien des lieux sont hors réseaux, tandis que de nombreux lieux appartiennent à plusieurs réseaux, et certains à une multitude. Un réseau est généralement différencié: les flux sont inégaux entre les lieux, et orientés. Il se crée sans cesse de nouveaux réseaux: la pratique dialectique de la distinction et du mimétisme fait apparaître un réseau sélectif (dit aussi archipel) des métropoles mondiales, ou des réseaux des «villes d’art et d’histoire», etc. Un réseau a normalement une étendue définie: il se déploie dans un fragment de l’espace géographique; mais certains réseaux sont d’envergure mondiale, la Terre entière est leur territoire.

3. Le territoire est un fragment de l’étendue qui se distingue par une appropriation particulière, et une conscience de cette appropriation. Il est donc un ensemble de lieux, et même un réseau de lieux, une forme de réseau. Il a des limites, le plus souvent précises, parfois indécises ou protégées par des aires-tampons comme les marches. En général, il a aussi un centre, et donc des périphéries. Les États, et leurs subdivisions administratives, correspondent à des territoires. Le maillage est le dessin général de la division de l’étendue en territoires. Fruit d’une longue histoire de conflits et d’appartenances, il est en général de formes non régulières, sauf dans les cas d’établissements coloniaux, où il peut suivre un dessin régulier comme les comtés d’une partie des États-Unis ou du Canada, ou certaines limites rectilignes de provinces d’Australie ou de Sibérie.

À ce maillage de base se superposent de nombreuses formes de territoires virtuels et même rêvés, quelquefois réels, proches du territoire au sens animal: une étendue que vous estimez vôtre, pays natal ou étendue historique, espace de vie d’une communauté, etc. C’est le sens redoutable du mot, à la source de multiples conflits. C’est pourquoi il est prudent de ne pas étendre exagérément, du moins en géographie, le sens du mot territoire. Le sens faible, banal, est ambigu. Le sens fort est redoutable: il implique un sens de la possession qui mène à l’hostilité, à l’image du monde animal. De dangereuses «sociobiologies» s’en inspirent, jusqu’à décrire ce qui serait un «espace vital» (et donc «naturel»), un Lebensraum pour un peuple ambitieux…

4. Or l’espace géographique est aussi divisé en une infinité d’aires, qui ne sont pas des territoires et se définissent, non par une appropriation, mais par la simple présence d’un objet ou d’un phénomène, voire d’ensembles d’objets ou de phénomènes, dans une portion du globe. Une distribution géographique, en général, définit de telles aires: ce peut être aussi bien la production de blé, l’extension d’un vignoble, un ensemble de vieilles villes industrielles, l’étendue de la savane, les altitudes supérieures à 1 800 m, un espace de forte densité de population, de maladie endémique, de forte fécondité ou de forte alcoolisation. Les célèbres belts, Corn Belt, Sun Belt, Rust Belt sont de telles aires. En général, elles ont une communauté de paysage. Les zones bioclimatiques qui divisent le globe sont aussi des aires géographiques; et même les continents, dont la définition est historiquement relative, fort disputée encore aujourd’hui (qu’est-ce que l’Asie, qu’est-ce que l’Europe?). Toutes posent d’intéressants problèmes géographiques: comment s’expliquent leur étendue, leur localisation, quelles formes ont leurs limites, comment sont-elles intérieurement différenciées, comment évoluent-elles?

5. Certaines de ces aires sont, par définition, centrées et orientées: l’aire d’attraction d’une ville, l’aire de marché d’un centre commercial, l’hinterland d’un port. Beaucoup sont mobiles: l’aire de diffusion d’une innovation ou d’une épidémie, un espace pionnier ou de colonisation, etc. Dès lors apparaît et se justifie le concept de champ. J’entends par là une étendue dans laquelle s’exercent certaines forces définies, avec une intensité inégale selon les lieux, des zones de forte intensité et des zones faibles ou d’abri, etc. On est au vent ou sous le vent, en ubac ou en adret, sous la menace d’un ennemi ou à l’abri, sur un grand axe de circulation ou à l’écart, etc. L’espace géographique est structuré par de multiples champs. En fait, tout lieu est plongé dans un ensemble de champs, dont la composition locale définit l’environnement du lieu, sa situation. Les champs agissent sur les caractères du lieu, parfois même en conditionnent certains, au point que leur interférence modèle le lieu: «dis-moi tu es, je te dirai ce que tu es» (ou du moins ce qui agit sur toi).

6. Localement, un ensemble de lieux peut apparaître comme constituant une forme forte, un groupe cohérent défini par des interrelations puissantes, une certaine communauté d’activités, souvent un paysage. C’est ce que les géographes appellent depuis longtemps, intuitivement, une contrée, un pays. Ces noms viennent de mots latins: contra, pagus. Contra, c’est ce qui est là, différent des voisins, à la fois contre (opposé) et tout contre (proche). Pagus vient de la vieille racine pag, ce qui est lié ensemble, que l’on trouve aussi dans compact et pack, dans pacte et paix (lié par accord), et dont vient le mot paysan. L’idée est bien d’un système local, lié, cohérent. J’ai proposé de nommer géon cette unité de base de la géographie, à partir de la racine grecque ge (la Terre) et du suffixe indiquant l’unité que l’on retrouve dans l’électron, le holon, etc. Un géon se définit donc comme un système géographique local, dont il est possible d'identifier et d'évaluer les composants, l’énergie et la dynamique. Il a une certaine durée: par définition, on ne peut observer que des systèmes qui ont réussi, et réussi à se reproduire. Mais tout système est ouvert et dynamique: il change, et il meurt. Des systèmes longtemps fondés sur l’industrie textile ou sur le charbon en Europe du Nord-Ouest ont disparu, la plaine de Champagne a changé de système trois fois en deux siècles, mais le Vignoble de Champagne réussit sa reproduction depuis plusieurs siècles…

Le champ logique et l’idée de système dans la production de l’espace

Peut-on alors se représenter l’ensemble logique de notre champ de travail? Ces organisations géographiques ne sont pas jetées de façon aléatoire dans l’étendue du globe, mais s’organisent, et «font système». Une hypothèse, étayée par les travaux de nombreux géographes (et de bien d’autres chercheurs de toutes disciplines) depuis plusieurs décennies, est que nous progressons lorsque nous apprenons à manier les concepts de système et de structure, et à nous servir de modèles — aucun de ces mots n’était vraiment employé en géographie jusqu’au milieu du XXe siècle.

Essayons de nous représenter le système de production de l’espace en général, ou la production d’un espace particulier (une contrée, une ville, etc.). Le système géographique a une localisation, et donc un environnement; des acteurs; une énergie. Cette dernière est bien entendu liée au travail humain. Mais celui-ci a différentes formes, et il est lui-même en partie entretenu par l’énergie solaire, sans laquelle il n’y a pas de nourriture, donc pas de force de travail. Peut-on représenter la structure du système d’énergie? On peut au moins esquisser une proposition.

Traditionnellement, et sans employer ces mots, la géographie classique en avait bien une approche: elle mettait en avant la population et les ressources. Des peuples exploitaient des ressources; éventuellement, on ajoutait l’intermédiaire des moyens de production, de l’outillage qui permet à une population donnée d’exploiter des ressources. C’était et cela reste un début, utile, même nécessaire: un fondement de la connaissance géographique. Toutefois, en rester là serait supposer que tous les peuples se valent, le nombre d’habitants exprimant à lui seul la force de travail; que les ressources préexistent et sont tirées du sol, ce qui ne manque pas de creuser l’ornière du déterminisme naturel. Il est donc nécessaire de considérer la population dans toute sa complexité, en particulier dans l’ensemble des rapports sociaux qui la caractérisent, et comme un système d’acteurs.

En outre, il m’est apparu nécessaire d’introduire deux autres éléments fondamentaux dans le système d’énergie: l’information et le capital. Le premier englobe l’ensemble des formations, apprentissages, techniques et informations dont dispose la population considérée; en ce sens, c’est un multiplicateur des forces de travail. Le merveilleux dans l’activité humaine c’est que l’information est une forme d’énergie que sait créer l’humanité en pensant, qui peut croître indéfiniment sans être compensée par des consommations proportionnelles d’autres formes d’énergie: elle échappe à la fameuse loi de l’entropie, au deuxième principe de la thermodynamique. La pensée humaine apporte de la néguentropie dans le système géographique, et d’autant plus que son information est plus élevée. En outre, c’est aussi la croissance de l'information qui révèle, détecte ou invente des ressources nouvelles: c’est également un multiplicateur de ressources.

Sous le nom de capital on évoque l’ensemble des richesses, ce qui résulte du travail (informé) sur les ressources (exploitées). Ce capital a plusieurs affectations. Il sert à la reproduction simple de la force de travail. Une part plus ou moins grande est prélevée pour d’autres nécessaires usages: assurer la cohésion, la santé, la défense et donc au moins la reproduction du système (administration, monde politique et juridique, système de santé, logement, police, armée…). Une autre est investie dans l'information (enseignement et recherche), et dans les moyens de travail: outillages, transports, aménagement du territoire, etc.; la qualité de l’organisation de l’espace elle-même peut être considérée comme un élément de «performance» pour le système d’énergie (logiques des localisations, fluidité du territoire et état des transports et des réseaux, etc.). Enfin, en parts variables selon les sociétés, des fractions de capital sont thésaurisées, ou gaspillées, ou confisquées par les puissants et dans d’improductifs investissements «de prestige», voire pharaoniques; ou encore, placées à l’étranger et ainsi aliénées, sorties du système.

Bien entendu, à l’échelon national et encore plus à l’échelon local, le système est ouvert et tous les éléments du système sont l’objet d’échanges, d’importations et d’exportations avec le monde extérieur: migrations de population, échanges d’informations (brevets, études, et aussi espionnage et «intelligence économique», etc.), mouvements de capitaux et de matières premières, ressources renouvelables et énergie cosmique, ventes et acquisitions de moyens de production, etc.

On peut évaluer les mouvements des énergies, l’ouverture et même la performance d’un système géographique. Les indicateurs de santé, d’éducation et de richesse ou de pauvreté des habitants, les mouvements de la population et du capital en donnent une approximation. Ce n’est évidemment qu’un aspect (mais déjà très complexe) de la question géographique. Dans la pratique, et notamment celle de la géographie dite régionale, on en retient qu’il faut analyser de près les modes et voies de l’affectation des ressources; l’état de l’information, du capital et des moyens de production, y compris de l’aménagement du territoire; les inégalités sociales et les tensions qui jouent leur rôle dans ces domaines mêmes; les échanges externes.

L’environnement et les mémoires du système

La relation de la société à son espace serait tout à fait incomplète si elle n’était assortie non seulement de ses modes d’emploi (règlements, habitudes, représentations) mais encore de ses «mémoires». La société considérée ne travaille pas sur du neuf, mais dans un espace-déjà-produit. Elle doit «faire avec», s’y adapter, ou le faire évoluer — parfois le bouleverser, ce qui est plus rare et très difficile. Aucune société humaine ne travaille ni ne se reproduit dans un espace vierge — même une nouvelle colonie s’installe dans un certain milieu naturel. Les sociétés humaines rusent avec le hasard de leur localisation et, en produisant leur espace à partir de ce qu’elles y ont trouvé, s’efforcent de l’organiser au mieux de leurs intérêts communs ou particuliers; ce qui, bien entendu, ne va pas sans contradictions ni erreurs.

Il existe au moins trois sortes d’héritages, ou de mémoires, qui agissent à la fois comme contraintes et comme potentiels. Deux surtout sont considérés. L’un vient de l’«histoire»; il est formé à la fois par les structures mêmes de l’espace considéré, déjà en place, produites par les actions antérieures; par les structures de la société elle-même, sa composition, ses divisions et ses règles, ses valeurs et ses croyances; par l’ensemble de son expérience des lieux et de la perception de sa propre histoire. Un autre vient de la «nature» présente, qui compte l’ensemble de l’«enveloppe écologique» de cet espace; elle comprend des pentes, des sols, un sous-sol, un climat, des eaux, des écosystèmes. Elle n'est pas fixe, mais évolue à ses propres rythmes, notamment sous l'effet des pulsations du Soleil, des champs magnétiques et des mouvements tectoniques. Elle est localement modifiée par l’action humaine. La géographie s’est souvent limitée à son étude et a pu en exagérer le poids; l’urbanisation a pu la faire oublier à l’excès; le réchauffement climatique, tel qu'il est perçu, semble entraîner un effet inverse…

L’introduction d’une troisième contrainte me paraît nécessaire: celle que constituent les voisins, ou les voisinages, parfois pesants, et avec laquelle le système doit également composer. Ils interviennent par l’offre de clientèle ou l’offre de travail, ainsi comme partenaires; ou comme concurrents, voire comme conquérants ou porteurs de menace, de danger, par leurs armes et, plus passivement, par leurs pollutions.

Ce schéma général n’est qu’une commodité pour l’analyse; mais il fonde en même temps un programme de recherche. Il couvre la totalité du champ de travail du géographe. Il montre qu’un géographe a parfaitement le droit de privilégier un secteur d’étude, selon son tempérament, ses goûts ou pour toute autre raison: il peut se consacrer surtout à la relation société-espace et dira qu’il fait de la géographie sociale; ou aux mémoires historiques et pratiques de l’espace, et qu’il fait de la géographie culturelle; ou à l’environnement physique en pratiquent la géographie physique, ou une branche de celle-ci; ou au système énergétique, soucieux de géographie économique.

Ces adjectifs n’ont pas grand intérêt: travailler en géographe signifie que l’on inclut de toute façon un rapport à l’espace géographique, que l’on «parte de l’espace» pour y revenir sans cesse et s’efforcer d’en rendre compte. Notre schéma rappelle que, sans préoccupation spatiale, sans dimension territoriale, on peut sans doute apporter des contributions à d’autres sciences sociales, mais on n’aura pas fait son travail de géographe. Et, inversement, que le géographe est utile aux autres sciences dans la mesure même où il apporte quelque chose de neuf par l’étude approfondie de ce produit social qu’est l’espace des sociétés.

Des figures géographiques

La maîtrise de l’ensemble des composantes du système ainsi représenté est une œuvre difficile. Mais à l’intérieur de ce travail, le géographe dispose d’un avantage particulier, qui est de pouvoir déchiffrer les formes mêmes de l’espace étudié. Le fonctionnement d’un système géographique, c’est-à-dire le travail d’une société humaine dans une région particulière du monde, produit des formes géographiques qui, en retour, facilitent ou gênent ce travail en modelant son milieu. Or ces formes apparaissent largement répétitives, et même universelles. Résultant de l’activité sociale et, en principe, servant à sa reproduction, elles ont leurs ordres. Elles ne sont ni quelconques ni aléatoires, elles sont éprouvées par la pratique et, en quelque sorte, sélectionnées pour leur performance, voire leur nécessité. Elles ont donc du sens. Leur examen éclaire sur leur origine, éventuellement sur leur fonction et sur leur genèse. Il éclaire aussi sur la part que ces formes, devenues constituants du système géographique, prennent dans la reproduction systémique: impulsion, orientation, frein ou même détournement.

Une nouvelle hypothèse suggère alors que, dans le monde entier et dans l’histoire des peuples, ceux-ci ont eu et ont à résoudre dans l’espace un nombre finalement limité de problèmes: s'alimenter, s'abriter, se protéger, cheminer, traverser, échanger. Ils leur ont trouvé des solutions somme toute assez peu nombreuses. Ces solutions se manifestent par des structures spatiales élémentaires tout aussi relativement peu nombreuses, que l'on peut représenter par des figures de base: l'aire de chasse ou de culture, l'habitat [settlement], l'usine, le pont, le port, la porte, le col, le carrefour, l'axe, etc. Du jeu local de ces figures, vient l’infinie diversité des configurations de lieux, dans leur propre singularité. Il est donc possible de détecter des modèles de formes, correspondant à des actions, des besoins et des contraintes définis, donc des modèles interprétés. Et, ainsi, de situer telle forme locale par rapport à ces référents.

L’identité, étymologiquement, n’est autre que la similitude: la racine est idem, le même. L’identité se définit par comparaison à des modèles connus, à des «types» disait-on jadis. On identifie quelqu’un (sur sa carte d’identité) par référence à ces modèles que sont une couleur de cheveux, une forme de visage, etc. On identifie un insecte par comparaison à une liste de caractéristiques formelles, qui correspondent à autant de modèles. On identifie une figure géométrique par référence aux modèles du rond, du carré, etc.; une roche par son identité à des modèles référencés: grenue, à micas, etc. On identifie un talus comme cuesta en le comparant au modèle théorique de la cuesta. Et l’on définit la forme d’une distribution géographique ou l’articulation d’un territoire par rapport à des figures connues, correspondant à des modèles dont la signification est précisée et comprise [understood] — ou devrait l’être.

Un fondement de la géographie est dans cette connaissance, dans cette culture des figures spatiales, révélatrices de structures: car elles apportent des renseignements sur les processus en jeu, et la société qui les produit. C’est pourquoi l’on peut parler d’espace-signature, car il révèle quelque chose sur ses auteurs, comme une signature dit au spécialiste quelque chose sur son auteur. C’est pourquoi j’insiste sur la nécessité d’associer à une figure spatiale la logique sociale (ou éventuellement naturelle) qui la sous-tend, qui la fait être ce qu’elle est. Les figures géographiques ne viennent pas du hasard et ne sont pas quelconques. Un anneau, une grille, une forme en T: mais pourquoi, qu’est-ce qui les légitime? Car ces formes traduisent des processus, des choix, des actions dans l’espace.

Même, elles expriment des lois. Ces lois ne tombent pas du ciel: elles sont l’expression des processus sociaux; il n’y a pas de «lois de l’espace» autonomes et détachées de ces processus. Seuls des esprits religieux pourraient le croire, et feindre que les autres le pensent. Le passage dans la frontière exprime une réalité, comme la porte de la ville, et la patte d’oie qui en sort. Le damier du plan de ville ou le quadrillage du cadastre de l’Ouest des États-Unis sont des formes célèbres, dont on sait l’origine et le sens dans l’organisation du territoire. Il en est de même pour telle structure auréolaire de village brésilien, repérée et interprétée, au moins depuis le jeune Lévi-Strauss. Il s'agit moins de «nécessités» que de hasards réussis et, pour cela, indéfiniment reproduits et adaptés. On discerne des logiques compréhensibles dans l’organisation de mainte région d’estuaire, de l’île de colonisation tropicale, du front pionnier, de la ville européenne médiévale ou de la ville islamique — etc.

Les grandes lois de l’organisation des espaces géographiques commencent à être connues, même si elles ne sont pas uniformément et complètement répertoriées. Énumérons-en quelques-unes:

À ces lois correspondent des figures connues, dont l’inventaire et l’interprétation se poursuivent, et qui expriment souvent l’interaction de plusieurs logiques spatiales: l’ensemble des figures de division délibérée, d’appropriation de l’espace telles que celles du maillage (de la parcelle cadastrale à l’État); l’ensemble des figures du treillage et de l’arborescence qui sont celles des réseaux en général; l’ensemble des figures d’interfaces, de barrières et de passages; l’ensemble des figures de la dissymétrie, de la discontinuité et éventuellement de la hiérarchie exprimée par les modèles d’attraction (dont les modèles centre-périphérie et le modèle des lieux centraux), de diffusion et de fronts; toute une série de figures de situation, qui relèvent de plusieurs lois telles que la division du travail, le cantonnement et l’attraction, souvent décrites sous la forme de ceintures, arcs, croissants, dorsales, etc. Ces figures représentent des structures de base de l’organisation de l’espace géographique, que j’ai proposé de nommer chorèmes.

Pratique scientifique

C’est là un thème passionnant et fécond, même si ce n’est qu’une part de l’activité du géographe. D’abord, il exprime toute la différence entre la géographie et la géomancie. Le géomancien (au sens strict) interprète dans les brindilles, les feuilles, les mottes, les cailloux, des pseudo-formes qu’il est seul à imaginer, pour proposer des oracles qui n’ont rien de commun avec des formes-là, dont la logique leur est irréductible; comme d’autres «lisent» de pseudo-formes dans les entrailles des poulets, les lignes de la main, le marc de café, la position apparente des étoiles dans le ciel. La défense du géomancien, de l’augure, du sorcier ou du chamane est qu’il se dit inspiré par les dieux. Il ne révèle évidemment jamais ses «cartes». Son «savoir», s’il existe, est ésotérique. On est cependant libre de le croire, et d’ailleurs il arrive que certains décideurs aient recours à de tels spécialistes pour une nouvelle implantation, comme certains dirigeants politiques ont recours à des astrologues, dit-on.

Il va de soi que je me situe dans une autre sphère; sinon je serais prêtre, ou illusionniste. Le travail scientifique du géographe demande à mon sens plus d’effort et moins de secret. Je ne dis pas qu’il est «supérieur». Je dis qu’il est tout autre, et qu’il partage ce qu’il sait ou ce qu’il croit comprendre. Il expose les cartes, et les données, et leurs modes de traitement. Il exige la mesure, la preuve, la vérification. Il admet la réfutation (au sens de la falsification poppérienne). Il gagne à la discussion sur pièces, au travail coopératif. Nous parlons de science, sans avoir peur des mots, ni des anathèmes, mais en parfaite conscience des limites de l’entendement humain, et donc de la science — comme de ses critiques.

Nous disposons pour cela d’une accumulation considérable d’expériences et d’études de terrain, de l’ensemble des données statistiques localisées, de sources d’information largement renouvelées par les observations par satellite et par l’élaboration des systèmes d’informations géographiques (GIS). Des quantités d’atlas et de cartes sont accessibles. Google Earth-Google Maps (et des ressources nationales comme Geoportail en France) nous donnent à voir une infinité de lieux à plusieurs échelles: les anciennes villes secrètes russes n’ont pas plus de secrets que les défrichements en Amazonie ou les camps de réfugiés au Soudan. C’est bien pourquoi, d’ailleurs, la carte est et reste un outil fondamental du géographe, original dans son usage privilégié; même s’il n’est évidemment, ni ne peut être, son unique outil. Certes, il n’y a pas là toute l’information nécessaire, et celle-ci a pu s’affaiblir dans certaines parties du Monde et sur certains sujets; mais dans l’ensemble nous pouvons en savoir toujours plus, en général mieux, et nous disposons aussi d’instruments pour un traitement intelligent de l’information, grâce aux progrès des méthodes dites quantitatives, à la mesure des corrélations, aux analyses multivariées, voire aux (sous-)ensembles flous et aux fractales, etc.

Ce travail exige évidemment à la fois une culture des lieux considérés et une culture générale des processus spatiaux et des figures géographiques. Car cet espace produit, que l’on essaie de comprendre dans ses structures et ses dynamiques, dans la façon même dont il a été produit, est constamment et en retour le milieu de l’action humaine. Cette route que l’on vient de finir, cette maison que l’on vient de bâtir, ce défrichement que l’on vient de faire, aussitôt faits font partie de l’écoumène et, par là, très précisément, du milieu — de ce que l’on nomme parfois les «contraintes» du milieu, et qui sont loin de se limiter au milieu physique, même si certaines en relèvent.

Nous, géographes, avons quelques idées sur ce qu’est ce milieu, d’où il vient, comment il se situe dans la flèche du temps, c’est-à-dire, plus ou moins, ce qu’il est en train de devenir. Ce savoir-là, précisément, intéresse de nombreux décideurs. Ils ont des informations sur les prix, la fiscalité, la loi, ils ont des idées (ou des experts) sur les tendances de l’économie, voire de la démographie, voire des modes. Il leur apparaît souvent qu’ils en manquent sur le territoire.

C’est quand nous sommes géographes que nous les intéressons le plus, et non quand nous nous essayons à faire le travail des autres, sans avoir leur qualification. Non que nous ayons intérêt à jouer aux prévisionnistes et à nous prendre pour des décideurs; ceux-ci ont leurs rationalités, qui ne sont pas nécessairement les nôtres. Nous pouvons alerter sur des accidents prévisibles, s’ils le sont — sur des aberrations manifestes, comme de construire dans le lit d’un torrent méditerranéen; mais hors de ces cas-limites il n’existe aucune «rationalité géographique» en soi, seulement des rationalités en fonction d'un projet de société.

Mais nous pouvons préciser des situations — le grand mot de la géographie. Dire l’on se trouve parmi les champs, dans les réseaux, par rapport aux voisinages, au sein des écosystèmes. Et, par là, dire quelque chose sur «ce qui se passerait si» l’on mettait ceci ou cela ici ou là, un point de vue sur l’environnement de projets d’aménagement, ou le dommage que cause leur absence, dans l’esprit même de ce qui serait un«développement durable» et «supportable».

La durée des faits de géographie et des configurations géographiques étant en général plus longue que celle des modes, des attitudes, des comportements, y compris démographiques et sociologiques et à plus forte raison économiques, il y a même quelques chances pour que ces anticipations soient mieux fondées et plus probables que dans d’autres domaines de la connaissance: nos mémoires sont plus longues.

Cette «demande sociale», qu’il n’est nullement interdit de précéder, au contraire, cherche toujours des images et des idées simples, mais veut être sûre que, derrière, se trouvent des informations fiables et un travail approfondi et vérifiable. Ce n’est pas tout à fait absurde. C’est à mon sens une raison supplémentaire de faire preuve de rigueur, d’effort, de nouveaux apprentissages, de travail coopératif et de contre-épreuves; d’en savoir toujours un peu plus sur les lieux (et autres objets géographiques) et de ne pas se satisfaire d’informations légères, contradictoires ou non vérifiées; d’élargir nos curiosités, nos échelles et nos styles de travail; tout en confortant sans cesse le plus «dur» de notre noyau.

Conclusion

La plupart des dictionnaires généraux ne donnent de la géographie qu’une définition superficielle et archaïque. La plupart des cases «géographie» dans les sites Internet des villes et des régions se limitent à une position, des distances, des limites administratives, parfois des données sur la seule géographie physique. Pourtant, depuis longtemps déjà, la géographie est tout autre chose. Elle a sa place dans les sciences, son champ, ses méthodes et ses instruments, plus un ensemble de propositions théoriques. Définie comme la science de la production et de l’organisation de l’espace terrestre, elle a une utilité et un regard spécifiques, applicable à toute société et à tout moment de l’histoire de la Terre humanisée, c’est-à-dire du Monde. En essayant de définir son «noyau dur», je pense être conforme aux curiosités originelles et légitimes de la géographie; contribuer à être plus autonome, mieux «situé» par rapport aux sciences connexes, telle l’histoire, tout en incorporant une plus grande part de leurs acquisitions; et donc être plus ambitieux en définissant des chemins propres, et une utilité sociale moins obscure.

Héritage et milieu, œuvre en partie humaine et écoumène tout ensemble, l’espace géographique nous est cher comme êtres humains, car nous en sommes responsables vis-à-vis de nos successeurs. Nous savons, nous géographes, que la mondialisation crée tout autant de «différences» que d’uniformité, et qu’elle s’en nourrit. Nous avons appris à évaluer les distances et les correspondances entre des disparités spatiales et des disparités sociales. Nous avons quelques idées sur ce qu’apporte l’analyse d’une situation géographique; d’un transfert d’échelle; d’un changement de point d’observation. Nous savons quelque chose des stratégies spatiales et des transformations des héritages reçus, y compris grâce au salutaire irrespect de la nature, sans lequel l’humanité serait encore dans les grottes.

Nous avons beaucoup à faire parce que le Monde change tous les jours, et que certains changements apportent le trouble, parfois la peur, et à leur suite la tentation de l’irrationnel, de l’exagération des craintes et des mouvements. Il nous faut améliorer nos outils, nos méthodes et nos théories, à la fois sur nos marges et au centre de notre travail. Il nous faut résister aux sirènes contemporaines, aux voix discordantes mais qui sifflent ensemble, du discours sans preuve, du négationnisme, du relativisme intégriste, de l’égocentrisme et de la territorialité exacerbée qui nourrit les communautarismes. Il nous faut travailler avec toute la raison possible en prenant mieux la mesure des responsabilités véritables dans la dégradation de certains aspects de l’écoumène, des conséquences réelles de ses changements, dont rien ne dit qu’elles seraient partout et toujours catastrophiques; sauf si l’on part du principe que tout changement est catastrophique, si l’on oublie que c’est évidemment faux. C’est par là que la géographie sera tout à la fois utile et soutenable, dans un monde «durable».