Auch, 29 juin 1998, Congrès national de l'Association générale des institutrices d'écoles maternelles.(1)
Roger Brunet
Voici environ quarante ans, j'arpentais le Gers en vue d'une thèse de géographie sur les campagnes toulousaines. J'enquêtais dans chaque commune. L'un des maires interrogés, un cultivateur âgé, était particulièrement méfiant; en dépit de mes dénégations, il voulait à tout prix et successivement me faire avouer que j'étais du fisc, ou du cadastre, ou du génie rural, ou de la DDA, ou du crédit agricole; désespérant de me faire comprendre, j'ai fini par lui dire: «mais non, rien de tout cela, je je fais un livre» Il y eut un temps d'arrêt puis: «ah eh, il en faut de tous», dit-il d'un ton rêveur.
Qu'il en faille de tous, Madame Boisdon et Jean Hébrard en sont certainement persuadés, puisqu'ils m'ont invité ici ce matin, et pour vous parler d'autre chose que de l'école maternelle, sur laquelle je n'ai aucune compétence. Ils ont souhaité une mise en situation; une réflexion sur les milieux. J'ai accepté par fidélité à l'éducation nationale publique, dont je ne suis jamais sorti, mais inquiet sur l'adéquation de mes possibles propos à l'objet de votre congrès.
Ce qui m'a juste un peu rassuré est de voir qu'il était placé sous le signe de la diversité et de l'unité: l'intitulé de cette matinée est «une école inscrite dans la diversité des territoires»; celui de l'introduction de la brochure de présentation est: «à la ville comme aux champs». Déjà s'aperçoit ici comme une dialectique de la différence et de l'universalité: chacun de nous y est sensible; c'est, en outre, le souci quotidien d'un chercheur en sciences humaines, en tous cas d'un géographe.
S'agissant de la vieille question des villes et des campagnes, qui dure depuis des siècles et même des millénaires, l'ambiance présente m'a amené à insister sur les «convergences» et les «solidarités». La distinction, pour ne pas dire l'opposition entre villes et campagnes existe toujours - y compris dans les documents de ce congrès. Elle est considérablement biaisée par les décalages entre la réalité et les représentations. Nul ne sait exactement ce qu'est la ville et ce qu'est la campagne, où commence l'une et où finit l'autre, mais chacun a ses idées sur l'une et l'autre.
Au Moyen Âge, et avant, c'était apparemment plus simple: il y avait des bourgs, bien délimités, et même emmurés, dont les bourgeois étaient protégés et alertés à l'occasion par les habitants du plat pays. Pourtant, déjà, cela n'empêchait pas la campagne d'abriter quantité de métiers différents, des châteaux et des monastères puissants, des riches et des pauvres. D'ailleurs la ville a toujours été ambiguë: qu'elle soit née des exigences du sacré, du commerce ou de la défense, elle s'est fondée sur une coupure, une ségrégation, la mise à l'écart du territoire; mais c'était pour mieux le servir ou mieux le dominer.
Aujourd'hui, les villes sont ouvertes, les fonctions ont changé, les choses sont bien plus complexes - au point que ce sont parfois les campagnes qui ont le pouvoir réel.
Or les représentations et les convictions changent moins vite que la réalité matérielle. Ainsi demeurent la dichotomie ville-campagne, et bien des réflexes du passé, machinalement reproduits. Je vous propose donc de confronter ce que l'on sait des dynamiques des territoires - en France aujourd'hui - à ce que l'on croit pouvoir constater des attitudes. Puis nous tâcherons d'imaginer dans quel sens il y aurait lieu d'agir.
I. Recompositions des territoires
J'emploierai bien sûr aussi les catégories urbain et rural pour me faire comprendre. Simplement, gardons à l'esprit la relativité des termes; contentons-nous pour le moment d'une définition simple mais officielle, du genre: est ville ce qui est agglomération de 2 000 habitants ou plus.
Les derniers recensements montrent que la population du pays ne cesse d'augmenter. Incontestablement, la catégorie «villes» se renforce; mais c'est aussi le cas de deux tiers des nombreuses communes françaises, dont la plus grande partie sont au-dessous de 2 000 habitants. Or les communes en déclin, qui sont en général déjà les moins peuplées, sont de moins en moins nombreuses. Près de 7 000 communes ont basculé entre 1982 et 1990: alors que beaucoup leur prédisaient un déclin «inexorable», elles ont renversé une longue courbe - en particulier ici, dans le Sud-Ouest. On est loin d'une prétendue «désertification» du pays.
Certes, la croissance est inégale. Elle profite d'abord aux espaces les plus urbanisés, aux littoraux, aux Suds, aux alentours des chefs-lieux. Les diminutions sont sensibles dans ce que l'on appelle les périphéries au sens large: d'une part, et comme par antiphrase, le centre même du pays, relativement éloigné des villes les plus dynamiques; d'autre part, les abords des limites départementales, un peu loin des chefs-lieux, où d'ailleurs l'agriculture elle-même est quelque peu résiduelle.
C'est que la population est mobile, et fait ses choix. Les personnes, les familles, sont libres de s'établir; elles se déterminent en pesant les coûts et les avantages d'une nouvelle localisation: coût du logement et des navettes; proximité et diversité des emplois et des services, surtout d'éducation et de santé; ensuite, agrément supposé des lieux - ceci dans une situation où un grand nombre de femmes travaillent et où beaucoup de ménages disposent de plus d'une automobile, ce qui exige et facilite les navettes.
L'espace le plus recherché, surtout depuis vingt ans, est donc la proximité de la ville. Plus que la campagne lointaine, dont les possibilités d'emplois, de services, de promotion sont jugés insuffisants. Plus que la ville elle-même, trop chère et malcommode pour beaucoup. Et c'est à partir de ces nébuleuses urbaines et périurbaines que le territoire national tend à s'organiser; c'est d'ailleurs là que se trouvent le plus de jeunes, là que se situe désormais le réservoir démographique du pays.
La campagne proprement dite se confond de moins en moins avec l'agriculture. J'ai dit que les campagnes médiévales connaissaient de nombreux métiers, mais l'agriculture y dominait; pendant plus de 200 ans, ces métiers ont disparu bien plus vite que ceux de l'agriculture, et la France s'est «empaysannée», surtout entre 1750 et 1950. C'est l'inverse aujourd'hui. Les agriculteurs sont de moins en moins nombreux - et de plus en plus à l'aise. Leurs conjoints et leurs enfants ont souvent un autre métier: on a calculé que 40% des ressources des ménages d'agriculteurs venaient d'ailleurs - outre que 40% du reste, c'est-à-dire du revenu agricole, vient des primes et des aides, c'est-à-dire du contribuable, qui finance largement les exportations. Hors des ménages d'agriculteurs, les campagnes comptent non seulement de plus en plus de retraités, mais aussi de familles employées en ville; enfin, mais en moindre quantité, de petites entreprises s'installent à la campagne pour minimiser leurs frais.
Les modes de vie urbains et ruraux sont de plus en plus proches. C'est vrai pour la forme d'habitat et le confort du logement, au point que de plus en plus d'agriculteurs habitent à l'écart de l'exploitation, voire en ville, et vont au travail comme un artisan va au sien. C'est vrai pour la fréquence des déplacements motorisés, les modes de consommation, l'usage des médias, les loisirs: tout converge. Certes, il reste des différences dans les distances aux services et aux équipements: mais, si l'on compte en temps et coût de trajet, et non en kilomètres, ces différences s'amenuisent sauf dans les situations les plus extrêmes, en montagne par exemple. Il faut moins de temps pour emmener un enfant à l'école à 15 km dans le Gers que pour traverser Toulouse.
Plus encore: on observe en général que l'agriculture est d'autant plus prospère qu'elle est plus près des villes, et ce sont les régions les plus urbanisées qui ont l'agriculture la plus intensive: le Nord, le centre du Bassin Parisien, le littoral breton, les plaines méditerranéennes.
On voit tout de suite que la seule, la vraie différence, n'est pas ici entre ville et campagne: elle tient aux moyens des familles, à leur degré de disponibilité et de mobilité, donc en grande partie à leurs revenus. La plupart des familles des campagnes faiblement peuplées de Beauce ou de Champagne n'ont aucun vrai problème, notamment d'accès à l'école. Les pauvres en ont, qu'ils soient en ville ou à la campagne. Les inégalités d'accès et de qualité (aux commerces et aux services, à la santé, à la formation) sont d'abord, sinon exclusivement, des inégalités sociales, et non pas des disparités géographiques. Et les principales différences culturelles observées de nos jours se trouvent à l'intérieur de la ville. Il est d'autant plus nécessaire de le rappeler que ces différences se creusent nettement depuis quelques lustres.
Du point de vue géographique, déjà, il n'y a plus une «France des villes» et une «France des champs», parce que le rural ne se confond pas avec les champs, et qu'il ne faut pas confondre davantage l'étendue que ceux-ci occupent, et la proportion de personnes qu'ils intéressent réellement. Il n'y a même plus une France rurale et une France urbaine, parce qu'il existe, et massivement, d'amples espaces dits périurbains, en plein développement. Même en simplifiant beaucoup, on peut reconnaître au moins cinq types de situations, où les questions d'aménagement du territoire en général, et d'équipement scolaire en particulier, se posent de façon distincte.
II. Des représentations d'un autre âge
Cette typologie, bien entendu, doit être entrecroisée avec les autres systèmes de différences géographiques qui tiennent aux milieux biophysiques régionaux, aux champs culturels historiques, à la distance à Paris et aux frontières, etc. Mais, même fort grossière, elle devrait suffire à montrer à quel point la dichotomie urbain-rural est inadaptée à toute réflexion sérieuse sur les problèmes présents et à venir. Pourtant elle dure, non seulement parce qu'elle est simple, mais parce qu'elle correspond à un sentiment profond, presque un instinct, issu d'un passé lointain et encore proche.
Elle est également commode pour déplacer les problèmes, voiler les réalités, nourrir des stratégies à courte vue. Elle entretient quantité d'abus et de faux-semblants: les médias nous en abreuvent. Cette semaine même, voici le nouveau président du Conseil général de la Lozère qui assure que «son» département ne sera pas «la cour de récréation des citadins«; il oublie seulement que la moitié exactement des Lozériens habitent déjà en ville (agglo. de plus de 2 000 hab.); et, bien entendu, il ne peut heureusement rien au fait que les splendides sites lozériens, tels les gorges du Tarn, attirent des foules de touristes. Aussitôt après, son homologue et voisin de l'Aveyron clame que le gouvernement oublie les «départements ruraux» au profit des villes; mais lui-même «oublie» que les trois quarts des Français vivent en ville, que les campagnes ont été et demeurent puissamment aidées, et que les problèmes sociaux les plus dramatiques seraient plutôt dans certains quartiers urbains que dans l'opulent Rouergue. On peut trouver aux élus des circonstances atténuantes, dans leur quête de suffrages. Mais que penser des responsables, et de quelques intellectuels, qui n'ont cessé et ne cessent de s'exclamer à propos de la «désertification» de la France, de la «fracture du territoire», et autres sottises du même tonneau?
Il est vrai que ceux qui s'expriment, et font l'opinion, sont en général des citadins, qui imaginent le pays bien plus qu'ils ne le connaissent. La concentration des médias, et leur propre logique économique, favorisent les images simples et brutales. Ainsi se révèlent des non-dits et des impensés profondément enfouis. L'histoire de la représentation du couple ville-campagne par ces citadins éminents me semble relever d'une forme de schizophrénie.
D'un côté, on continue à mépriser la campagne, voire la province. Le vocabulaire en est connu: pécore, plouc, bécassine, baragouin et même vilain; le trou en est l'image familière et, quand les scientifiques eux-mêmes parlent de rural «profond», c'est bien qu'ils en tête le trou. (Oserai-je dire que j'ai parfois eu l'impression qu'une certaine ardeur à militer pour le regroupement scolaire et la suppression des classes uniques n'était pas dépourvue de toute ambiguïté à ce propos?). Il est vrai que chacun a les trous qu'il peut: ces jours-ci, Madame Ophélie Winter disait qu'elle avait refusé un film parce que son tournage l'aurait obligée à passer trois mois à Toulouse: «et qu'est-ce que j'aurais bien pu y faire?».
D'un autre côté, et en même temps, l'on craint et l'on appelle au secours la campagne. Voilà un très vieux réflexe, presque un instinct. C'est que le paysan (le seul rural jamais représenté) vous nourrit: sans paysan, pas de pain, horrible souvenir des disettes urbaines, ravivé en 1940-45. C'est qu'il vous protège, il défend l'espace contre ennemis et vagabonds, et il a fourni aux nombreuses guerres la nécessaire piétaille. Quelle horreur ce serait qu'une campagne vide où se profileraient les nomades, sinon les Tartares. En plus, le paysan est sage, il maintient les traditions, il est viscéralement conservateur, croit-on. Ainsi, il alimente ce jargon des racines et de l'authenticité dont les plus réactionnaires des écrivains, de Barrès à Heidegger, ont englué les représentations du monde et nourri leur détestation de la modernité - en fait, de l'humanité.
Or il se trouve que ces attitudes, classiques mais aussi tenaces que le chiendent, sont renforcées aujourd'hui par la vague naturaliste. J'entends par là cette idéologie renouvelée de la Nature qui seule serait bonne, et bonne parce qu'elle est la Nature. Tout ce qui est naturel est bon: telle est la mode retrouvée. Et le rural c'est la nature; d'ailleurs l'agriculteur, le rural par définition et même par étymologie, est respectueux de la nature; et par droit ou devoir divin il a pour charge, que dis-je, pour «vocation», d'«entretenir la nature», tous les journaux vous le répètent.
C'est bien entendu là un pur produit de l'enfermement de certains citadins, et une représentation totalement mystique. Ces gens ne savent plus qu'en un temps lointain leurs ancêtres ont inventé l'agriculture, précisément parce qu'ils ne trouvaient pas la nature assez bonne. Ils ignorent qu'il n'y a pas eu de plus grand transformateur de la nature, durant des millénaires, que le paysan; et heureusement pour la santé et la survie de l'humanité. L'histoire de l'humanité est bien celle d'un lent «arrachement» à la pure nature et aux mythes dont nos ancêtres l'avaient peuplée. Que ce fût parfois avec excès, c'est entendu: je ne vise pas ici les combats des écologistes sérieux contre les abus, et les dégâts réels de certaines actions; mais on observera qu'en général ces dégâts viennent bien plus des effets de la loi du profit à court terme que d'une sorte de perversité innée de l'humanité entière.
On sait que ces idéologies naturalistes sont très prisées à l'extrême-droite, qui en fait un de ses thèmes favoris. Remarquons aussi qu'une propension commune au fétichisme fait substituer des termes abstraits aux réalités de terrain: plutôt que de villes ou de campagnes, de montagnes, de banlieues, de plaines, de ghettos ou de forêts, nombre d'idéologues, de bureaucrates et de médias préfèrent parler de Nature, d'Urbain et de Rural, cela fait plus profond, quitte à les réifier ensuite comme catégories creuses. Ce pourrait être anodin; ce n'est ni sans quelque vice, ni sans cocasserie.
Ainsi, l'INSEE, qui avait créé une catégorie «zone de peuplement industriel et urbain», s'est-il aperçu que, au dernier recensement, ces ZPIU avaient fini par englober 78% des communes et 96% de la population du pays, et même qu'elles abritaient 75% des agriculteurs Devant ce scandale pour un pays aussi viscéralement attaché aux valeurs rurales, il fallait changer de définition. L'honorable institut y est parvenu en mêlant population résidante et intensité des navettes habitat-travail, en isolant des «aires urbaines», de sorte que désormais 64% des communes (et 71% de la surface) se trouvent dans l'espace rural; l'honneur est sauf, la France a un territoire, sinon un peuplement, fondamentalement rural, et les sénateurs en sont ragaillardis. Pourtant déjà des effets pervers sont signalés: tel maire se retrouve ruralisé et s'en estime déclassé, tel autre maire voit sa commune placée dans une aire urbaine, et du coup risque de perdre des avantages et des aides attachées, précisément, aux zonages «ruraux». Il en sera ainsi tant que les lois et les règlements persisteront à vouloir opposer urbain et rural, un développement rural et une politique de la ville, etc.; tant qu'elles se fonderont sur des catégories du passé, aussi abstraites qu'absurdes à notre époque.
III. Mieux de solidarité
Ces décalages entre réalité et représentations seraient banals et anodins s'ils restaient dans le domaine des idées; mais on voit qu'ils sont fort ancrés en politique, comme dans l'action quotidienne des élus et de l'administration. Ils ne disparaîtront pas, puisque toute réalité n'est appréhendée qu'à travers des représentations - y compris par les scientifiques. Du moins pourrait-on chercher à les réduire. Il y faut, bien entendu, de l'information et de l'éducation. Mais en ce domaine, les distorsions, accrues par des attitudes intégristes, sont d'une telle ampleur qu'il y faut aussi de l'action, une pratique patiente, quotidienne et réfléchie. Expliquer ne suffira pas. Le sujet est immense: je ne peux que choisir quelques thèmes, et à peine les esquisser. Résumons-les en quatre verbes: habiter, coopérer, redistribuer, éduquer.
1. Habiter
Souhaitons que nous trouvions l'envie et les moyens de mieux «habiter» nos territoires: habiter au sens plein du mot, qui implique du soin, du goût, voire de l'amour, au moins quelque dignité. J'ai souvent plaidé pour un ménagement du territoire, et du territoire tout entier, les villes, la campagne et le reste. Ce n'est pas seulement au sens ordinaire du mot, qui équivaudrait à ne pas le bousculer et ne serait donc que prudence, ou timidité: car il est des moments et des lieux où, au contraire, des mesures énergiques sont nécessaires. C'est au sens ancien, qui est l'améliorer - à la fois en faire le ménage et, au sens moderne, le ménagement.
Ce ménagement compose avec la nature et avec la durée, mais il est anthropocentrique, c'est-à-dire clairement en faveur des intérêts bien compris des humains; il ne divinise pas la nature. Gardons-nous bien d'imaginer remettre le territoire en un état de nature que nul n'a connu et qui ne nous conviendrait nullement, ni le «réenchanter», en le peuplant de nouveaux dieux et de nouveaux rites, se nommeraient-ils «développement durable»: il s'agit de l'humaniser.
Il s'agit notamment de l'équiper de tout ce qui est nécessaire au développement humain, et dont la «rentabilité» ne saurait être mesurée selon le profit immédiat, surtout là où la population n'est ni dense, ni riche.
Il s'agit de l'apprendre, et d'apprendre à s'y comporter. C'est bien ce que l'on trouve dans les documents de ce Congrès sous la plume de Jean Hébrard: «habiter progressivement le monde» - j'aime bien l'adverbe, dans toutes ses dimensions. Il s'agit à la fois de s'approprier un espace et de le partager; de le saisir individuellement et socialement.
Il s'agit de le soigner, de l'entretenir, même le nettoyer, ce qui suppose certes un effort de chacun, mais aussi des professions spécifiques, qui restent à inventer ou à redécouvrir, au lieu d'imaginer que les agriculteurs s'en chargeront «naturellement», par «vocation»: car ils sont des entrepreneurs comme les autres, qui ont en vue un profit; il leur arrive de faire des dégâts, et ils n'ont pas toutes les compétences. Nous devons savoir dépenser plus et mieux pour le soin et l'équipement du territoire, c'est-à-dire de ses habitants et des visiteurs.
Enfin, il ne s'agit nullement d'introduire dans le territoire je ne sais quelle nouvelle mystique plus ou moins communautarisme, et encore moins d'imaginer le «défendre» contre de supposés «envahisseurs», ou de chercher à tout prix dans un territoire fantasmé une identification que l'on confond avec l'identité même. Ce serait là une attitude bien archaïque, rétrograde, qui n'a de sens qu'à l'extrême-droite. Au lieu de quoi, il est des hommes politiques qui se voudraient respectables mais considèrent que l'urgence est de parler de «préférence nationale», c'est-à-dire de divisions supplémentaires, et aussi étanches que possible.
2. Coopérer
Nous gagnerions certainement à ce que ces aménagements, ce ménagement, soient pensés et entrepris à l'échelle d'espaces où l'on sache associer et non opposer villes, campagnes, espaces périurbains et espaces marginaux. Cela suppose au moins une coopération intercommunale, nettement élargie à tous points de vue. Et sans doute plus.
En ce sens, la mode des «pays» me semble en principe une bonne chose. L'erreur serait, et elle existe, d'en faire des groupements de communes dites rurales qui tourneraient le dos à la ville proche. Dans l'une comme dans les autres, trop souvent, le visiteur est vécu comme un intrus, qui «abuserait» des services financés localement. Chacun garde jalousement le produit de sa taxe professionnelle. C'est tout juste si l'on ne songe pas à rétablir des octrois. Et je déplore qu'en certains lieux de l'État on en soit encore à imaginer, semble-t-il, une France de 4 ou 500 pays «ruraux» soigneusement distincts de 150 ou 200 «communautés urbaines».
Depuis plusieurs lustres, des populations se servent des mêmes espaces, souvent centrés sur une ville, parfois multipolaires, parcourus par les navettes quotidiennes, et par les déplacements hebdomadaires vers des équipements culturels ou commerciaux, et vers les espaces de loisirs. Les besoins d'équipements, de services, de routes, de réseaux, de traitement des effluents et des pollutions sont devenus communs. Il serait grand temps d'imaginer que les ressources budgétaires pourraient être rassemblées et réparties à l'échelle d'un pays associant les communes de ce territoire partagé. Des équipements urbains peuvent être mieux distribués à la campagne et autour de la ville; ils n'en seraient pas moins accessibles; et chacun se sentirait responsable de l'ensemble de l'aire considérée. C'est particulièrement vrai pour les établissements d'éducation et de santé. Bien sûr, il y a de l'utopie là-dedans. Mais il y a aussi et déjà des expériences, et même de la volonté: ces jours derniers, par exemple, c'est à Bourges et alentour que l'on expliquait que, finalement, on avait préféré proposer un pays associant la ville et les campagnes voisines, en exposant les hésitations et le succès de la raison - une raison du raisonnable.
3. Redistribuer
Nul n'ignore que nous sommes soumis à la toute-puissance de l'idéologie néolibérale et de la logique débridée du profit, du triomphe de l'entreprise et de la spéculation financière. Le pur cynisme du profit en appelle même ouvertement à la loi dite naturelle: que le plus fort gagne. La nature est priée de justifier les comportements antihumanistes. L'emploi est un mal nécessaire, voire une mauvaise graisse, puisque nous gagnons en bourse quand nous licencions. L'État doit être modeste et se contenter d'être notre esclave: il ne devrait être là que pour réparer nos erreurs et garantir nos biens. Aucune loi ne doit nous gêner: c'est pourquoi nous avons inventé la dérégulation. Et, s'il subsiste quelque part des allocations, nous en voulons, nous riches y avons droit comme les pauvres.
On lit et on entend cela tous les jours, de plus en plus depuis environ 25 ans. On essaie de vous expliquer que c'est «naturel» et «réaliste». Le discours passe même à l'échelle territoriale: les régions et les villes riches prétendent ne plus vouloir être «exploitées» par les pauvres, mais garder leurs ressources; du moins ce sont leurs riches qui le disent, y entraînant leurs clientèles, comme la Ligue lombarde dans sa prétendue Padanie.
On voit bien que ce n'est plus une affaire de ville et de campagne, mais de pouvoir et de richesse. Certes, des problèmes existent en toutes sortes de lieux, mais ils sont d'inégale intensité. Sur le thème d'aujourd'hui, j'en ressens surtout de trois sortes: 1. des campagnes et des bourgs isolés devraient être rééquipés, aux frais de la collectivité nationale; 2. le périurbain demande des investissements intelligents et une péréquation des ressources; 3. les plus lourdes questions sont dans ces quartiers et ces groupes qui sortent peu à peu de la loi commune et de la citoyenneté élémentaire.
Dans tous les cas, nous devrions retrouver des formes de solidarité et de redistribution, au lieu de les abandonner encore un peu plus. Il nous faut retrouver de la socialité, et moins d'insolence chez les riches: c'est moins à l'État qu'au pdg qu'il conviendrait d'être modeste.
L'information a parfois des détours curieux. Alors même que certains osent se référer à une prétendue loi naturelle et à un darwinisme social que Darwin désavouait, en se référant à la loi de la jungle comme loi légitime des affaires, et donc, pour eux, de notre vie quotidienne, on lisait voici trois jours dans la presse que des comportements altruistes se révèlent plus répandus et plus efficaces que des comportements égoïstes dans certaines sociétés animales! En somme, c'est la nature qui donnerait des leçons de socialité à ces spéculateurs militants et à leurs épigones, lesquels ne feraient que prêter à la nature les excès de leurs propres murs. Il serait temps de reparler d'humanisme. Et, pour cela, de solidarité et de redistribution.
4. Éduquer
C'est évidemment aussi une question d'éducation. Vous en savez sur ce sujet plus que moi. Je n'aborderai pas la question de l'apprentissage de la citoyenneté, qui est également à la mode mais qui ne donnera rien sans un environnement positif, sans que l'exemple vienne aussi des puissants; le moment n'est pas des meilleurs - encore que l'on puisse aussi tirer parti positivement des mauvais exemples.
Je me contenterai d'avancer ce qu'a évoqué Jean Hébrard à propos d'instructions officielles: offrir à l'enfant «une intelligence du monde qui l'entoure», et en même temps «lui faire accepter d'être un explorateur des contrées et des mondes éloignés». Son milieu et ses voisins, mais aussi les autres, tous les autres.
Pardonnez à un géographe de vous rappeler que c'est là, en principe, le fondement même de la géographie - sous réserve qu'en effet l'amateur de géographie développe un sens de l'universalité à travers la conscience des différences des lieux. Rendons très tôt les enfants curieux de territoires, pour ne pas faire du territoire un ghetto ou une base d'agression. Aidons-les à habiter leur territoire, et à considérer que les autres territoires sont également habités. Et qu'ils le sont souvent de façons proches, en ayant, au-delà des différences de formes et d'apparences, à résoudre des questions voisines: ces questions qui se posent à toute société humaine, et dont l'examen conforte le sentiment de l'universalité et de l'humanisme.
Dernière mise à jour: 10 octobre 1999