Des modèles en géographie?
Sens d'une recherche

Roger Brunet
(avec l'aimable autorisation de la Société de géographie de Liège; conférence prononcée le 24 novembre 1999 et publiée dans le Bulletin de la Société de Géographie de Liège, 2000, n°2, p. 21-30).

Résumé

Les idées de modèles et de modélisation ont fait une entrée remarquée en géographie au cours des années 1960; elles ont évolué depuis, sous l'effet de la pratique et de critiques en partie justifiées. Aucune recherche sérieuse ne peut se passer d'un effort de modélisation en vue de parvenir à l'essentiel et d'évaluer les écarts entre les objets géographiques singuliers et les modèles qui aident à leur interprétation. C'est à une double condition, et dans deux directions qui méritent d'être mieux définies et explorées: que les modèles prennent sens dans et par les pratiques, objectifs et intentions des actions humaines; que l'on sache se servir de modèles, éprouvés ou nouveaux, pour comprendre la structure et la dynamique des objets géographiques singuliers et non seulement pour en induire des mécanismes généraux, dont ces analyses permettront d'ailleurs d'autant mieux de comprendre la nature et la portée.

Mots-clés: épistémologie, figure, forme, logique, modèle, modélisation, structure, système, résidu


La Société de géographie de Liège me fait l'honneur de me demander quelques propos sur les modèles en géographie. Pourtant, l'on pourrait croire le sujet épuisé, tellement il en fut parlé voici déjà bientôt trente ans. Pourquoi y revenir à présent? C'est peut-être qu'aujourd'hui, d'une part, il semble de bon ton de les contester; et que, d'autre part, il n'est pas impossible d'envisager que l'on en parle différemment.

Selon des représentations assez répandues, une grande époque de «modélisation», volontiers qualifiée de scientiste par ceux qui ne l'ont pas bien comprise, s'est manifestée dans les années 1960 et 1970; à présent la vague postmoderniste l'aurait noyée, ou fossilisée. Les choses sont peut-être plus subtiles. Toute science a ses rythmes et ses fluctuations, qui ne sont d'ailleurs pas sans lien avec des mouvements de la société, même s'ils n'en sont pas un simple reflet. L'époque durant laquelle on a cru pouvoir parler de «nouvelle géographie», et amplement misé sur les modèles, était aussi une époque d'expansion économique et technologique, un moment de croissance des débouchés scientifiques, un temps d'idéologies structurées (ou pétrifiées), ainsi que d'affirmation de la toute-puissance des États-Unis et des moyens de calcul – au point que la géographie dite quantitative, ou théorique, et les modèles associés, ont pu être accusés d'être des ruses du diable capitaliste, avec l'ordinateur pour boîte à malice. L'époque présente se définirait plutôt par la submersion de la recherche sous un enseignement de masse dispensé à des étudiants inquiets, le manque de repères, le recours au discours «libre», le refuge dans des croyances locales au nom de ce que l'on pourrait nommer l'«ethnodiversité» par référence à la non moins vénérée biodiversité, le retour du «singulier» et surtout du «sujet» égologique; l'ensemble se dessinant sur fond de mondialisation et d'arrogance des firmes transnationales et de l'argent, donc de l'«avoir», lequel ne fait qu'exacerber la quête inquiète et individuelle de l'«être».

En somme, tout favoriserait l'idiographique par opposition au nomothétique, pour reprendre deux bonnes vieilles catégories des débats en géographie. Or, en même temps, rarement a-t-on vu époque plus productrice de normes et de règlements; tandis que, dans les domaines qui nous sont proches, les manuels scolaires se sont précipités avec ardeur dans de nouvelles sortes de modèles, et que l'aménagement du territoire et les élus se montraient extraordinairement friands de modèles de l'espace européen et de modèles de territoires. C'est donc bien qu'en effet les choses sont un peu plus complexes, et c'est pourquoi il me paraît nécessaire de mieux les situer dans une triple perspective historique, théorique et pratique. Cela me permettra de m'expliquer sur quelques usages nouveaux de la modélisation, voire sur certains modèles particuliers. Je le ferai d'autant plus volontiers que, comme géographe, j'ai travaillé préférentiellement en géographie régionale, étant fort sensible à la différence, à ce qui fait la singularité des lieux et des régions; mais, bien entendu, pour tenter de la comprendre, et non pas pour seulement l'enregistrer: pas pour le «là, c'est ainsi» mais plutôt le «pourquoi c'est comme ça, là?». Or, pratique et théorie nous l'apprennent, le pourquoi ne peut se saisir sans modèles, il a besoin de références. Et, d'ailleurs, à la réflexion comme à l'expérience, il en va de même de l'ainsi.

Qu'est-ce qu'un modèle?

Mais d'abord, qu'est-ce qu'un modèle? Pour le définir, les géographes ont volontiers recours à la définition, devenue classique, qu'en donna P. Haggett en 1965: une «représentation idéalisée du monde réel construite pour démontrer certaines de ses propriétés»; le plus souvent, malheureusement, cette formule est traduite par «représentation simplifiée en vue de démonstration», ce qui représente un double et fâcheux glissement. Modèle, importé de l'italien au XVe siècle, vient de «moule»: c'est une figure servant à reproduire; la racine est med, que l'on trouve dans médecine, méditer, etc., et qui évoque la mesure; il s'agit de «prendre la mesure de», ce qui met dans l'idée de modèle un sens d'évaluation et d'ajustement. Alain Rey définit le modèle comme «système représentant les structures essentielles d'une réalité»; remarquons qu'ici l'on est fort éloigné de l'idée de simplification, mais non de l'idée d'essence, ce qui est autrement exigeant.

Plusieurs domaines sont proches de ces définitions, quand on ne veut, ne peut ou ne sait parler de modèle. Le type en a souvent tenu lieu, et les typologies abondent depuis longtemps en géographie. Or ce mot vient de typus qui signifiait image, modèle; il est issu de tupos, qui est matrice ou marque, et vient de l'indo-européen steu, frapper (comme dans tampon, estampage, contusion, stupeur, voire… étude); c'est ce qui est marqué par un identifiant. Cependant, il diffère de la notion de modèle en ce qu'il évoque surtout une idée de tri, de rangement; alors que modèle est référence, terme de comparaison. En somme, le type présuppose le modèle. Le cas est fréquemment employé pour sa valeur d'exemplarité; mais ce mot même a deux sens: on peut «prendre» un exemple, parmi d'autres, juste pour illustrer; on peut aussi «prendre pour» exemple, «faire» un exemple, c'est-à-dire chercher l'exemplarité. Alors le cas, l'exemple, sont à leur tour des modèles; on les considère dans leur singularité, mais pour en tirer quelque chose de portée générale; et, finalement, on extrait de leur singularité complexe les données qui ont cette portée générale, et se retrouvent dans d'autres individus qu'illustre ce «cas». Si je montre ce plan d'Ékatérinbourg vers 1890(1), je prends un «cas»; si j'en souligne l'essentiel, à savoir, sur a) un plan en damier, b) la forge au pied du barrage au centre de la ville, plus c) la caserne et d) le monastère qui forment la base d'un triangle dont l'usine est le sommet, j'ai un «type», qui est celui de la ville ouralienne «classique»; il en dit long sur les pouvoirs associés, en quatre faits liés et formant structure. C'est bien évidemment un modèle, qui se lit à travers la carte exacte de la ville. Je peux me contenter de conserver cette carte telle quelle, avec tous ses détails, pour en parler de cette façon-là; je peux aussi en extraire ces quatre éléments représentatifs, dessinant ainsi un schéma transportable, à confronter avec l'image d'autres villes. D'une façon ou d'une autre, ce sera un modèle.

Mieux encore: toute définition d'un objet propose un modèle. Prenez la définition de la cuesta: elle décrit un modèle, auquel toutes les cuestas ressemblent, sans que deux cuestas soient identiques. Prenez les définitions du volcan, de l'île, de l'écoulement laminaire ou turbulent, de la ville, du bocage ou du centre commercial périphérique avec hypermarché: toutes évoquent à la fois une image générale et, aussitôt, des quantités d'images particulières. C'est pourquoi, d'ailleurs, elles appellent très vite une demande de prédicat: l'île rocheuse, l'île tropicale, l'île à sucre, l'île-basse-que-l'effet-de-serre-va-bientôt-engloutir, etc. Chaque fois que l'on définit une catégorie d'objets, un type au sein de cette catégorie, un cas que l'on veut exemplaire pour l'illustrer, l'on a affaire à des modèles, il faut passer par un modèle pour comprendre et se faire comprendre.

Certains de ces modèles sont iconiques: ils se représentent par des dessins. Ce n'est pourtant là qu'une catégorie de modèles. Les philosophes, par exemple, en emploient très peu, alors qu'ils ont produit quantité de modèles. Les géographes s'en servent beaucoup, ce qui pour certains philosophes, et quelques historiens, serait une marque de faiblesse, comme une preuve d'une difficulté à s'élever au niveau de la pure pensée; l'hypothèse qu'à certains égards ce puisse être une force, ou en tous cas que ce soit inhérent à l'objet d'étude même, n'est pas nécessairement tout à fait exclue. Mais les modèles iconiques eux-mêmes sont de toutes sortes: entre la courbe mathématique, l'hexagone comme polygone de Thiessen idéal, le plan en damier ou certaines représentations foisonnantes sinon baroques de «la métropole moderne» avec une légende en quarante ou cinquante signes, il existe plus que des nuances.

La géomorphologie fait un grand usage de modèles; c'est d'ailleurs par là que je m'y suis initié. Son exercice élémentaire consiste bien à identifier des formes et à supputer leur origine, en les classant selon des définitions précises, avec types et modèles, comme dans toute «science naturelle» du reste. La géographie dite humaine y fut longtemps bien moins avancée; elle n'avait guère établi que quelques typologies, bien plus formelles que structurelles, plus descriptives qu'explicatives, et encore étaient-elles limitées à des villages ou à des fermes; de surcroît, vaguement entachées en francophonie d'un certain dédain envers la manie classificatrice des Germains.

C'est alors que se déclencha l'avalanche de modèles des années 1960, qui fut le fruit d'un réel changement d'attitude(2). L'ambition mathématique, dans ses deux aspects de mesure et de prévision, y était fondamentale. Elle a amené à transporter ou à retrouver des modèles déjà anciens, souvent issus de l'économie, laquelle avait pris beaucoup d'avance en ce domaine. Ceux qui permettaient de faire le lien entre des équations, des courbes et des formes spatiales étaient évidemment les plus prometteurs: ce fut le triomphe des quatre grandes familles, celle de von Thünen, celle Christaller révisée par Lösch, celle de Reilly et Thiessen, et moins congrûment celle de Zipf. On vit apparaître des modèles de diffusion associés au calcul des probabilités et aux jeux; puis des modèles de simulation qui visaient à reproduire des systèmes dynamiques, et donc à anticiper les chances ou les effets d'un changement. En même temps s'esquissaient et se dessinaient des modèles de configurations spatiales, notamment de réseaux, et se développait l'usage de graphes sagittaux visant à modéliser des systèmes.

Or on ne peut comprendre, et faire comprendre, comme l'écrivit Borges, qu'en comparant à quelque chose de connu, et donc de déjà compris. Fort heureusement, à l'échelle mondiale, et en principe à celle d'une communauté scientifique, ce qui est connu et compris s'accroît à chaque instant – sauf quelques cas de régression et d'amnésie collective, il est vrai jamais exclus en tant qu'hypothèse. On pourra ainsi chercher à détecter dans une configuration géographique les manifestations (ou l'absence de manifestation, ce qui n'est pas moins intéressant) de modèles aussi établis qu'une dissymétrie climatique zonale ou longitudinale, le fordisme ou la métropolisation: ce sera bien par référence à des modèles déjà compris. Et si rien ne «marche», alors il faudra imaginer quelque autre modèle, en prouver la légitimité, en chercher ailleurs d'autres manifestations, ce qui est certes très excitant. Dans tous les cas, on aura travaillé à des comparaisons interprétatives, au lieu de s'être limité aux comparaisons strictement formelles de ces anciennes typologies qui mettaient ensemble tous les villages-rues ou toutes les maisons à cour fermée, «pour la forme».

Dénégations

L'emploi conscient des modèles a beaucoup apporté à la recherche géographique, et l'a profondément transformée au cours du dernier tiers du XXe siècle. Il a également suscité des critiques, apparemment de toutes sortes, mais parmi lesquelles il n'est pas très difficile d'identifier aussi quelques modèles(3). Essayons-nous un instant à cet exercice, en une demi-douzaine de points.

1. Modéliser c'est simplifier et la simplification est une perte d'information. Je n'ironiserai pas sur ces géographes amoureux du détail, qui ont besoin de toutes les indentations d'un rivage et de tous les méandres d'une rivière et sont attristés, ou offusqués, par les traits droits: d'abord parce que j'aime aussi chacune de ces courbes, comme les noms des lieux et le détail des villages, au point d'avoir mis en chantier des inventaires, des atlas et des dictionnaires géographiques aussi minutieux que possible. Mais il est nécessaire de distinguer entre les objectifs et entre les échelles. Ne confondons pas l'information et le bruit, qui est précisément son contraire. Comprendre et faire comprendre la géographie d'une région, d'un État, comme de tout objet de connaissance, implique de distinguer entre le fondamental et l'accessoire, ce qui représente un effort. C'est ce que Husserl appelait un peu pompeusement la «réduction éidétique», l'art d'aller à l'essentiel. Bien mauvais chercheur, bien mauvais enseignant serait celui qui y renoncerait. Tel qui croit devoir récuser la modélisation comme «simplification» fait éventuellement d'excellents cours en sachant «simplifier» à bon escient…

2. En sens inverse, certains modèles sont tellement compliqués qu'ils sont illisibles. C'est parfaitement exact: il est des graphes sagittaux et des modèles iconiques (surtout urbains) dans lesquels on n'entre pas, et qui donc ont raté leur objectif. Ceux qui les ont faits ont voulu ne «rien oublier». Cela ne peut condamner la modélisation, puisque c'est la négation même de l'idée de modèle. Quand un modèle exprime l'essentiel de façon lisible, comme le résumé exprime le contenu d'un livre, il est toujours possible de changer ensuite d'échelle, et d'aborder le détail, l'inexpliqué, les boîtes noires l'une après l'autre.

3. La singularité de chaque lieu, de chaque objet géographique, interdit toute généralisation. Cette affirmation d'apparence intégriste n'est rien d'autre qu' une ânerie. Car elle peut être énoncée à tout propos et pour toute science, et aucune connaissance n'eût été possible si elle avait été suivie. Les Grecs s'amusaient déjà du faux débat entre un Hérodote soutenant ce genre de sottise et cherchant à se moquer d'Hécatée de Milet, dont les exigences intellectuelles étaient quelque peu différentes; mais raconter des «histoires» invérifiées et invérifiables est autre chose que réfléchir; par rapport au travail scientifique, Hécatée et les Éléates furent des modèles, Hérodote un antimodèle. Toute description a besoin de modèles, sans quoi elle n'exprime rien. Le pire est même en ce que la description ordinaire use et abuse de clichés, qui ne sont rien d'autre que des modèles banalisés: l'agreste, le bocage, le sublime, le riant, le divers et le varié – voir les descriptions de paysages dans bien des guides… et des géographies régionales ordinaires.

4. Les modèles employés en géographie viennent d'ailleurs. C'est en partie vrai. Et alors? C'est peut-être que d'autres ont travaillé mieux et plus tôt que nous, dont il est intelligent et fécond de s'inspirer, dès lors qu'ils apportent quelque chose à la compréhension de la production des espaces géographiques. Ce n'est pas une raison pour oublier que les géographes ont abondamment produit leurs propres modèles, qui ne sont pas moins utiles: le piémont, la huerta, la région d'estuaire, l'espace pionnier, la marche, l'angle mort, les modèles de distribution des zones franches et paradis fiscaux, les mégalopoles mondiales sont des modèles de géographes. De surcroît, il est des importations ou des analogies qui mériteraient d'être renversées: je prétends que le modèle de gravitation (plus c'est gros et moins c'est loin, plus ça attire) est infiniment plus facile à comprendre dans l'espace géographique que dans l'espace cosmique, ne serait-ce que parce que l'on en saisit clairement et quotidiennement les raisons, c'est-à-dire la nature de l'«énergie» en cause.

5. Les modélisateurs sont dangereux.– Car ils ont des ambitions de prédiction et d'application et veulent forcer la réalité à obéir à leur modèle. Il semble avéré que Christaller a cherché à proposer à Hitler de «rectifier» le réseau des villes polonaises pour le rendre plus conforme à son modèle. Outre que l'anecdote demande plus de vérification, observons qu'il n'y a nullement réussi; et que quantité de façonneurs de territoire, qui n'étaient ni géographes ni scientifiques, ont tenté de faire ou refaire une organisation de l'espace à leur convenance, et parfois y ont réussi. Cela n'a rien à voir avec l'idée de modèle, sauf au sens vulgaire et normatif du mot. L'argument relève du simple procès d'intention, et a son aspect comique en ce qu'il prête aux géographes des pouvoirs qu'ils n'ont jamais eus.

6. Mais qu'y a-t-il sous le modèle?– Il m'apparaît enfin que la seule critique un peu sérieuse que l'on puisse faire à une part des formes de modélisation de toute cette période est précisément celle qui est la moins dite. Elle réside dans le caractère strictement formel de certains modèles, dans un oubli éventuel des processus de société. Une ambition de vouloir mesurer et calculer à tout prix a poussé à des dérives économicistes ou de simple technique de calcul. On a pu chercher des ajustements purement mathématiques, sans se poser de question sur les processus en jeu. L'analyse factorielle est précieuse quand elle met en évidence les fortes corrélations et aide à passer à des typologies; que se produit-il réellement quand on y fait tourner les axes et que s'ensuit-il? Qu'y a-t-il réellement sous les modèles d'autocorrélation? Sous les modèles sectoriels de la morphologie urbaine? Que signifie le calcul d'un mesure fractale, à quoi sert-il de conclure que tout serait fractal dans les formes géographiques puisque l'on pourrait toujours faire cette mesure? Quand un chercheur a trouvé un modèle mathématique compliqué qui s'ajuste à une distribution, que décrit donc en réalité ce modèle, et fournit-il autre chose qu'une coïncidence au sens profond du mot? L'organisation de l'espace géographique étant une œuvre humaine (exercée sur un certain milieu tout plein de mémoires de toutes sortes, de personnes, d'enjeux et de stratégies), je ne m'estime personnellement éclairé que si les résultats que l'on me donne ressemblent à des explications; si l'on peut en imaginer les raisons et les moyens, bref s'ils ont une légitimation sociale – faudrait-il, bien entendu, admettre une dose de «hasard» sous cette «nécessité». Ici, de mon point de vue, ce n'est pas la modélisation qui est en cause, mais une certaine manière de pratiquer la modélisation de façon purement technique, d'utiliser l'outil pour lui-même, qui a pu se développer au cours de ce tiers de siècle.

De ceci me paraissent sortir trois conclusions provisoires. La première est que presque tous ces efforts et quelques-uns de ces débats nous ont beaucoup apporté. La deuxième est un appel à l'intégration et à la mémoire. Je pense que la science ne progresse pas par négations successives, par modes qui se substituent à des modes, mais qu'elle progresse par accrétion: à chaque moment, serait-ce par mode, elle incorpore le meilleur des acquisitions nouvelles. En ce sens, il ne faut surtout pas perdre la mémoire de ces efforts et de ces débats, mais intégrer de leurs apports ce qui semble pouvoir résister: par exemple, dans leur contestation des approches dites «quantitatives», l'accent mis par certains géographes sur le rôle des firmes et des rapports de production dans les comportements spatiaux, et donc dans la production de l'espace géographique, l'accent mis par d'autres sur le rôle des représentations et des mythes, tout cela a pu profiter à la connaissance géographique en général. Ces apports doivent être intégrés à l'apprentissage des géographes, tout comme les méthodes de calcul et de modélisation; et non leur être substitués. Enfin, troisièmement, par ces apports successifs ou simultanés, nous devrions songer à mieux fonder la modélisation géographique, sinon à la refonder, sur les logiques de production de l'espace; notamment en travaillant sur les modèles qui expriment le mieux l'organisation et la différenciation de l'espace géographique.

On aura compris que ces réflexions sur les modèles engagent des questionnements sur les pratiques de recherche en géographie. Il me semble qu'à ce sujet nous avons tous ensemble beaucoup appris, créé et donc acquis durant la période évoquée. La phase parascientifique (ou antiscientifique) par laquelle semblent en train de passer quelques groupes de géographes peut en faire perdre une partie; peut-être aussi enrichira-t-elle notre culture scientifique, si l'on arrive à passer de l'égologie à l'ontologie, c'est-à-dire du nombril au cerveau: Augustin Berque nous ouvre ici des pistes(4). J'ai l'impression que nous allons retrouver bientôt une phase de construction, où les réflexions et les connaissances sur les systèmes, les modèles et même quelques Grundrisse pourront être réinterprétés et mieux employés. Dans un monde où même l'actionnaire des fonds de pension comprendra que la maximisation de son profit passe par quelques régulations, et où le travail scientifique supposera clairement un peu mieux que l'autocontemplantion du chercheur dans une nature réenchantée.

D'une pratique théorique aux hypothèses nécessaires

Cette sorte de souci, sans aucun doute, a inspiré l'essentiel de mes propres recherches et m'a conduit à me faire une certaine idée de la géographie, des modèles et de leur rencontre. En 1965, la thèse sur les campagnes toulousaines proposait de substituer, au modèle déterministe convenu qui cherchait à expliquer leur moindre développement par une sorte de fatalité climatique, un modèle fondé sur l'élaboration du système social de production et de répartition des richesses; en même temps, la thèse complémentaire sur les discontinuités en géographie, en partie issue de mes premières recherches en géomorphologie et en hydrologie, se fondait sur l'examen de toute une série de modèles de seuils dans la dynamique des systèmes. J'avais alors engagé un ensemble d'analyses sur les «quartiers ruraux», qui a fourni les premières analyses de structures spatiales et de situations géographiques illustrées par des modèles iconiques structuraux et dynamiques. Durant les années 1970, j'ai travaillé sur les pratiques des sciences sociales en général, et en particulier sur le système soviétique et les modèles d'aliénation spatiale et d'aliénation tout court qui s'y manifestaient, les processus de modélisation d'objets géographiques particuliers (ex. les villes du Massif central français, l'espace champenois ou les structures et dynamiques du territoire de la France). Il m'a fallu ensuite tenter d'élaborer une représentation cohérente de la géographie comme lieu et système de connaissance, ébauché en 1985 et qui a fourni l'ouverture de la Géographie Universelle en 1990. La diffusion de l'idée de chorème et des représentations associées, d'abord lente, puis assez large et parfois surprenante, m'a amené ensuite à en approfondir certains aspects plus que d'autres. Mes dettes sont assez claires: je les reconnais volontiers à l'égard d'un fonds de culture marxien; d'un solide apprentissage du raisonnement en gémorphologie; de la pensée des systèmes, des structures et de la cybernétique des années 1960; d'une part des critiques «radicales» des années 1970; des efforts de la géographie dite théorique et quantitative; de ma fréquentation d'autres sciences sociales; du travail «appliqué» avec architectes, aménageurs et directeurs de ministères; et de nombreuses rencontres informelles mais répétées autour de l'Espace géographique, de la Géographie Universelle, du groupe Dupont, du Gip RECLUS, etc.

Une part du «sens» de cette recherche auquel fait allusion le sous-titre de mon propos se trouve dans une dizaine d'hypothèses liées, qui forment elles-mêmes, ensemble, un «modèle» de représentation de la connaissance géographique. Il va de soi qu'il peut y en avoir d'autres. Il suffit (mais il faut) que ce modèle soit cohérent; c'est ce que j'ai présenté ailleurs comme «noyau dur» possible d'une science réputée «douce», comme le seraient toutes les sciences humaines. On pourrait considérer ces propositions comme des axiomes; je préfère parler d'hypothèses, car il me semble qu'elles sont démontrables, ou réfutables. Les résumer est les trahir, mais il faut bien s'y essayer.

1. Toute société, du seul fait de son existence, produit de l'espace et même, en général, du ou des territoires. Dans la longue liste de tout ce que produisent les sociétés, l'espace géographique est l'objet privilégié d'étude du géographe.

2. La production de l'espace traduit (exprime) une part des activités sociales; elle répond à quelques besoins simples des sociétés (se loger, se nourrir, se défendre, échanger, voire se distraire, prier, etc.), et suit à cette fin quelques principes éprouvés par l'expérience (la praxis).

3. Ces actions sont inégalement déployées par des acteurs (individuels ou associés) ayant des intérêts, des moyens et des représentations distincts, éventuellement même opposés, ce qui amène à prendre connaissance des rapports de forces et des divisions sociales.

4. Actions et tensions se traduisent sur le territoire par des formes spatiales (ou figures géographiques) qui sont révélatrices de ces choix, de ces actions, de ces tensions, de ces différences.

5. Ces figures géographiques résultent du jeu de quelques lois, tantôt composées, tantôt opposées, dont l'expression est issue de la pratique sociale et qui n'ont de sens que par la relation entre espace et société; énumérons, sans les analyser, des lois telles que celles de l'appropriation, de la division spatiale du travail, du cantonnement, du retranchement, de l'échange, des deux gravitations.

6. Par la pratique sociale, ces lois se manifestent et ces figures se composent en un milieu déjà-là où se trouvent tout à la fois des œuvres antérieures, des legs de la nature, des dispositifs de voisinages; ces mémoires ont leurs propres inerties, logiques et processus, et ont des réactions différentes selon les actions exercées, ce qui fait un double filtre. En sorte que ce qui est empreinte des actions passées est aussi matrice des actions futures, que tout espace produit est aussi espace milieu.

7. S'il existe des lois de la production de l'espace, c'est-à-dire du comportement des sociétés à la surface de la Terre, il n'y a pas de «lois de l'espace» en soi, qui seraient indépendantes de l'action humaine et de ses projets: la «friction de la distance», par exemple, ne s'exerce que relativement à une action ou un projet, aux moyens que l'on y consacre, etc. Certes, il existe des lois ou phénomènes de la nature; mais, en dehors de quelques évidences (la gravité, la rotation et l'inclinaison de la Terre, la biosynthèse), c'est toujours à travers l'activité humaine qu'elles sont perçues dans l'espace géographique.

8. La composition locale de ces actions, lois et figures est singulière; elle donne toute la diversité du monde et la singularité de ses lieux. Celle-ci se comprend et s'apprécie d'autant mieux que l'on a identifié ses composantes et apprécié sa trajectoire.

9. On doit donc pouvoir retrouver dans les interprétations de la structure et de la dynamique d'un objet géographique le jeu des actions, des lois et des figures déterminants aujourd'hui, probables hier, possibles demain.

10. Toute structure et dynamique d'un objet géographique peut donc être analysée à l'aide de la composition de modèles généraux; en d'autres termes, on peut établir le modèle de la structure et de la dynamique d'un objet géographique singulier (géographie dite régionale), ce qui en retour permet d'enrichir et de réévaluer le stock de modèles connus (géographie dite générale).

Exigences de la modélisation

À partir de ces fondements, on peut reconsidérer la modélisation comme un instrument heuristique en géographie. Alors se manifestent plusieurs conditions, ou du moins plusieurs sujets de réflexion.

1. Identité et identification.– Définir un objet géographique, lieu, contrée, champ ou distribution, c'est décrire sa singularité, en d'autres termes son identité. Or comment décrit-on une identité, et que signifie ce mot? Identité vient de idem, le même. On définit une identité en constatant une similitude: c'est un paradoxe fort intéressant. Et logique: on ne peut en effet décrire que par référence à des modèles connus. Grand, fort, blond, aux yeux bleus, teint rose, nez en trompette, visage rond, voilà des éléments d'identification qui, poussés suffisamment loin, finissent par décrire une personne singulière: mais c'est par un choix parmi des traits généraux, communs, répertoriés, compris; le singulier se décrit par l'universel, c'est la liste des modèles mobilisés qui est unique. Voilà pourquoi opposer le singulier et l'universel n'a aucun sens, puisque le singulier ne s'appréhende qu'à l'aide de catégories universelles bien comprises. Et voilà pourquoi, qu'on le veuille ou non, personne ne peut se passer de modèles.

2. Du sens.– Encore faut-il, pour avancer, que ces modèles aient du sens. Avoir reconnu des formes implique que l'on ait compris d'où elles viennent et ce qui les produit; le sujet est d'ailleurs compliqué par les phénomènes de convergence: des formes identiques peuvent avoir des origines différentes, et inversement. Du moins le géographe doit-il se livrer en conscience à un véritable travail de reconnaissance et d'interprétation des formes spatiales. C'est toute la différence entre la science et l'ésotérisme. Le géomancien, l'astrologue ou l'augure qui «lit» les dessins du marc de café, les lignes de la main ou les viscères du poulet observe des formes dont l'origine est sans aucun rapport avec la question posée, qu'il est seul à «voir» et que parfois même il imagine; mais il dit qu'il a pour lui la transe et l'inspiration divine. Le géographe, normalement dépourvu de l'une et de l'autre, se sert de formes connues, dont il a appris la logique de production (qu'elle soit d'origine sociale ou naturelle); quitte, parfois, à découvrir de nouvelles formes. Si j'observe qu'il existe une concentration exceptionnelle de personnes, de richesses, de villes et de productions sur un axe courbe qui va de l'Angleterre à la Lombardie par le Rhin, chacun peut le vérifier; chacun peut alors essayer de le comprendre: il suffit de rassembler ce que l'on sait des isthmes, des mégalopoles et de l'histoire du commerce européen. Et chacun peut constater que cette forme ne résume pas toute l'Europe: c'est l'une de ses structures spatiales(5).

3. Des modèles et des résidus.– La modélisation ne consiste pas seulement à inférer du réel des modèles d'ambition généraliste; c'est nécessaire, et très insuffisant. Il faut oser se servir de modèles pour interpréter un objet unique; et considérer que la compréhension des structures et des dynamiques d'un objet unique est un objectif non seulement légitime, mais suffisant et excitant. Lorsque l'on a affaire à des phénomènes ou des objets complexes, et toutes nos régions, villes ou distributions le sont, il faut oser modéliser ces singularités pour en comprendre et en représenter la structure, l'organisation, le système. La modélisation dans sa première et grande phase a surtout été orientée vers la mise en évidence de modèles généraux et vers leur justification. C'était indispensable. Mais aujourd'hui l'on ne devrait être que modérément satisfait quand on confirme localement que «ça marche», que l'on conclut à une dissymétrie centre-périphérie, etc.: il y a en effet toutes chances pour que des modèles puissants fonctionnent, et il devient souvent plus intéressant de rechercher ce qui leur échappe, ou comment ils se contredisent. En bref, il faut cultiver le résidu; mais le cultiver dans les deux sens opposés et complémentaires. Au sens de Husserl et des chimistes, le résidu est ce qui reste quand on s'est débarrassé de l'accessoire par «réduction»: l'essence, ou le précipité. Au sens des mathématiciens, c'est ce que n'explique pas le modèle, ce qui s'écarte de la courbe d'ajustement. Il n'est pas de recherche qui vaille sans cet effort de réduction qui permet à la fois de délimiter l'essentiel et de repérer les écarts – et ainsi de relancer et déplacer l'investigation.

4. De la forme des modèles.– Comme les formes de communication ne sont pas infiniment variées, on voit bien que, au-delà du foisonnement, de la richesse et de la complexité évidentes de ces recherches, il existe toujours trois grandes catégories de modèles. Les uns sont rhétoriques: ils sont exprimés par un texte, un discours. D'autres sont mathématiques, et s'expriment par des formules: quelque chose entre image et texte. D'autres encore sont iconiques(6): ils passent par le dessin, qu'il s'agisse d'une courbe, d'un profil ou d'une configuration spatiale. Ce sont là des choses distinctes, mais qui relèvent d'un même souci, d'une même attitude. Observons qu'elles se soutiennent mutuellement, et parfois ne sont que des expressions différentes d'un même phénomène. Le modèle de gravitation peut s'exprimer par une formule; par une courbe sur deux axes de coordonnées; par une traduction spatiale (la carte de ses effets dans l'étendue); par un texte, qui est celui de sa définition littérale. Ces trois formes sont également valables et fécondes, également indispensables: nul n'est besoin d'imaginer ici une hiérarchie de valeurs. Toutes trois ont un même objectif: ne pas se contenter de décrire, mais chercher à comprendre et à expliquer en identifiant (ou en supputant) les processus et les formes qui paraissent déterminants.

5. De la carte-modèle.– Il n'en est pas moins vrai qu'en raison même de la nature des choses, c'est-à-dire de l'objet de connaissance propre aux géographes, le dessin des formes dans l'espace y a un intérêt tout particulier. «Nous aimions ainsi créer des images, que nous nommions des modèles […] Il s'agissait de saisir un fragment de la mosaïque du monde» (E. Jünger, Falaises). Le modèle iconique offre une vision panoptique, ou synchrone si l'on préfère; il montre d'un coup les relations réciproques des lieux: il les met en situation. Il permet de comprendre, grâce au dessin, les effets d'interférence des formes, la déformation réciproque des modèles. On voit bien que la mégalopole européenne est arquée, tout en franchissant allégrement les Alpes: pourquoi? On voit bien comment se déforme en ellipse (allongée d'O en E) l'orbite péribruxelloise qui rassemble toutes les villes belges de second rang, dès lors que l'on compose son modèle et celui de l'organisation écologique du territoire belge. Le dessin est facultatif; reconnaissons qu'il est commode, et même fécond; il n'exclut en rien la quantification, ni même la mathématisation; il les appelle d'ailleurs, comme moyens de contrôle. Il a deux exigences: être fidèle; être lisible.

6. Modéliser n'est pas simplifier.– C'est une profonde erreur que de confondre simplification et modélisation, surtout en géographie où l'on confond non moins souvent la simplification avec la «généralisation» des contours au sens des cartographes. La simplification redessine, elle croit éliminer à vue des «accidents» qui peuvent être fondamentaux, mais elle est souvent aveugle parce qu'elle est sans principe, sinon celui de l'économie, qui est hors sujet. Il ne sert à rien de transformer l'image des contours d'un pays en une informe patatoïde ou en un polygone quelconque. La modélisation prend des hypothèses, qui sont fonction de la nature et de la situation même de l'objet géographique étudié. Elle les associe et les pousse à leur limite; elle construit, déconstruit et reconstruit; elle passe par une série d'itérations entre déduction et induction. Ses premiers dessins, si dessins il y a, sont du domaine de l'abstrait; peu à peu ils se rapprochent de la complexité du réel, qui n'est jamais simplifié. Ils traquent peu à peu les résidus, au sens des écarts. La seule décision stratégique est de choisir le moment où arrêter le processus, qui laisse dans l'ombre ce qui dès lors est considéré comme accessoire: mais c'est une question commune à toute activité intellectuelle, et qui respecte la loi logistique.

7. Quatre domaines en géographie.– La modélisation en géographie a au moins quatre domaines d'application, mais elle s'y est inégalement exprimée. Sans doute l'étude des réseaux et des flux a-t-elle été privilégiée sous ce rapport; le travail des ingénieurs et des économistes y a été pour beaucoup, aidé par les formes foisonnantes des théories des graphes. Un second domaine est celui des objets géographiques délimités et nommés: ville, contrée, État; déjà exploré depuis longtemps à propos de villes, il l'a été plus récemment, mais parfois profusément, pour les ensembles «régionaux». Un troisième serait celui des champs, encore peu étudiés sauf par le biais d'analyses de diffusion, mais dont il est cependant passionnant d'explorer les marges, les frontières, les fluctuations, de reconnaître les foyers et les axes, les relais et les replis. Un quatrième est tout simplement celui des distributions spatiales de phénomènes particuliers: toute carte thématique peut être (mérite d'être) support et objet de modélisation et, de ce fait, être source de recherches interdisciplinaires fructueuses; songeons à ce qui peut être tiré d'une carte épidémiologique, criminologique, électorale, démographique, etc.; les géographes les commentent volontiers et depuis longtemps; il n'est pas interdit de penser que des méthodes d'analyse tant soit peu rigoureuses, employant des modèles éprouvés, aient pu y apporter quelques progrès(7).

8. La modélisation comme processus de recherche.– Modéliser, pour ce qui concerne mon propos et des pratiques de géographe, c'est rechercher quelle composition de modèles rend le mieux compte d'une organisation régionale ou locale, d'une configuration de champ ou de réseau, ou d'une distribution spatiale. C'est aussi, le cas échéant, proposer quelque modèle nouveau au stock d'informations dont on dispose déjà, si besoin est, c'est-à-dire si le stock semble révéler quelque lacune. Ces modèles ayant un sens défini et connu, représentant un processus, une réponse sociale à des problèmes spatiaux, ils éclairent ce qui est ou ce qui a été en jeu. Tel est le pari central. C'est un pari heuristique. La modélisation est une procédure de recherche. Comme telle, elle appelle des règles de rigueur et de bon usage. La modélisation en géographie commence par deux questions inévitables et associées: où sommes-nous? qu'est-ce qui a des chances d'être en jeu? Guidé par cette réflexion, on essaie quelques clés, qui sont les modèles à ajuster aux configurations du réel. Le processus est itératif et suit la loi logistique: on y met fin quand le gain marginal devient trop faible. À chaque essai doit être associée une interprétation claire du processus en cause: aucune forme ne mérite d'être prise en elle-même et pour elle-même, sans que son sens, et en l'occurrence sa logique sociale, aient été compris. On aura ainsi défini un ensemble de déterminations, traduites par des formes spatiales entrelacées. Pièces étalées, clés offertes, la réfutation est possible. Bien entendu, il existe toujours une part de hasard parmi ce bouquet ou cet enchaînement de déterminations; mais l'hypothèse du hasard peut être une éventuelle conclusion, non une nécessaire introduction; sans quoi toute recherche serait vaine et toute science impossible.

9. De la communication.– Il apparaît que, de surcroît, la modélisation a d'incontestables avantages pour la communication des résultats. Lorsqu'elle est correctement menée, elle appelle le «bon sang, mais c'est bien sûr» de la solution des énigmes policières; au point qu'elle semble facile, simple, et faite surtout pour communiquer. On en oublierait presque le travail considérable qu'elle demande. Peter Haggett s'y est lui-même trompé, dans la définition qu'il en donne. Pourtant l'emploi de modèles pour comprendre est d'abord un pour-soi; il n'est pas moins fécond s'il est sans intention de communiquer, et l'on n'a pas toujours envie de communiquer ses découvertes. Reste que les procédures de la modélisation ont rencontré, depuis dix ou quinze ans surtout, un réel succès auprès des consommateurs de géographie, qu'ils enseignent ou qu'ils aménagent – les stratèges, eux, le savent depuis longtemps. La question de savoir quelle est dans cette affaire la part de la qualité de l'arrière-plan théorique, de la nouveauté des conclusions, de l'habileté de la démonstration et de la séduction de l'image est une question complexe, qui demande des études; je ne crois pas qu'il suffise qu'existe l'un de ces quatre termes; je crois même que l'absence de l'un d'eux suffit à compromettre tout l'ensemble.

Conclusion

Dans Les Mots de la géographie, j'avais défini le modèle comme «représentation formelle et épurée du réel ou d'un système de relations», sans y ajouter de finalité particulière. Il n'y était question ni d'idéalisation ni, a fortiori, de simplification; ni de se limiter à la communication. Je maintiendrai volontiers cette position. Et pour être encore plus concis j'écrirais: «représentation formalisée d'un phénomène». «Phénomène» couvre tout notre champ, «formalisé» est d'une grande exigence. Et pour ceux qui tiendraient absolument à savoir à quoi cela peut bien servir, et voudraient donc à tout prix que leur soit indiquée une finalité, je pourrais ajouter: «à des fins d'interprétation». Il va de soi que cette représentation passe par plusieurs filtres, qui tous tendent des pièges: la perception du phénomène; sa représentation; la construction d'un modèle; l'interprétation du sens de ce modèle; la capacité du modèle à rendre compte du phénomène. Mais qui a dit que la recherche était une chose simple?

Ensuite, je suis tout à fait conscient que la construction que je viens de présenter est elle-même une façon de modèle. Attention aux mots: elle ne se présente nullement en modèle et ne propose nullement le modèle, mais bien un modèle, qui exprime une «représentation formalisée» d'une théorie et d'une pratique personnelles de la recherche géographique. Comme dans tout objet particulier, on y trouve les traces de plusieurs modèles éprouvés, plus ou moins largement partagés et pratiqués: plus d'un s'y reconnaîtra en tout ou partie. Resterait à savoir si l'arrangement qui en résulte a une valeur interpersonnelle, ce que j'espère évidemment.

Permettez-moi de terminer en citant un poète belge, Émile Verhaeren:

«Le menuisier du vieux savoir
Fait des cercles et des carrés
Tenacement pour démontrer
Comment l'âme doit concevoir
Les lois indubitables et profondes
Qui sont la règle et la clarté du monde.»

J'apprends pour être un menuisier du vieux savoir.

NB. Une traduction en anglais de ce texte est accessible sur le site CyberGEO