LA DIMENSION ÉTATIQUE DE L'ENTENDEMENT HUMAIN: LE CAS DES PRÉ-ADOLESCENTS FRONTALIERS Ë MENTON ET VINTIMILLE

L'Information géographique, n° 5, 1993, p. 184-193.

Résumé

Le sens commun réduit les frontières à de simples barrières douanières. Mais les frontières intérieures de l'Union européenne n'ont pas disparu le 1er janvier 1993. Elles sont d'abord dans les têtes quand, de part et d'autre de cette limite, des champs politiques, intellectuels et économiques bien différents façonnent les individus depuis parfois plusieurs siècles. Il s'agit donc d'un merveilleux laboratoire pour observer la dimension étatique des jugements et des comportements individuels. Il nous est apparu intéressant d'analyser, au cours du printemps 1991, les effets sur les esprits de la frontière franco-italienne à l'aide d'un questionnaire distribué à un millier de collégiens de Menton et de Vintimille.

Comme d'autres types de discontinuités, les frontières séparent et unissent à la fois. Il faut pour séparer une union et pour unir une séparation. Ainsi, il existe une réelle intimité culturelle entre les deux peuples, comme le montre la pratique de la langue du voisin. Que ce soit par migrations alternantes ou migrations définitives, les brassages de population ont été et restent importants entre les deux pays. Pourtant, ils n'ont pas réussi à créer une seule communauté transfrontalière. Afin d'évaluer le voisin étranger, huit caractères opposés furent choisis. Une grille permettait de nuancer les jugements. Les avis très tranchés et souvent excessifs, bien que s'estompant avec l'âge, dénotent le sentiment de différence que ressentent les jeunes à l'égard de ceux qui habitent de l'«autre côté». Côté français, les caractères les plus dépréciatifs sont apparus comme les plus discriminants : les comportements bruyants et orgueilleux des Italiens. On accuse souvent les Italiens de salir les villes françaises en jetant leurs papiers dans les rues. Côté italien, ce sont les caractères les plus avantageux à l'égard des Français qui ont été plébiscités, c'est-à-dire leur propreté et leur richesse.

L'histoire récente des deux communautés éclaire en partie le dénigrement français à l'égard de l'Italie et des Italiens. À l'échelle nationale, le retard économique de la péninsule par rapport à la France, quoiqu'aujourd'hui comblé, explique ce traitement de haut en bas du Français pour son voisin, perçu encore comme l'immigrant, obligé de quitter son pays pour gagner sa vie. Plus localement, l'annexion pure et simple de Menton à l'Italie de 1940 à 1943 a laissé des traces et des rancœurs toujours vivaces. Les pillages de l'occupant restent ‰cres chez ceux qui les ont vécus. Les pré-adolescents et adolescents mentonnais reproduisent, plus ou moins fidèlement, l'entendement de leurs parents et de leurs grands-parents.

La frontière est aussi une barrière et un filtre déformant. La frontière franco-italienne apparaît donc comme un obstacle au mouvement des hommes et des idées. Certes, on la traverse sans problèmes, mais elle continue de limiter deux champs intellectuels très différents qui agissent sur les individus d'une manière centripète en les orientant vers les espaces intérieurs de chacun de leur pays. Cette barrière altère aussi nos représentations comme nous avons pu nous en rendre compte à partir d'un test où chaque élève avait à estimer les distances entre le lieu dans lequel il fait ses études et six autres villes, de part et d'autre de la frontière. Les tronçons transfrontaliers sont dilatés alors que les élèves contractent les tronçons intranationaux. Contrairement aux schémas des coquilles de l'homme, le frontalier a une représentation très particulière de l'espace. L'étranger lui est proche physiquement. Il a donc besoin de structurer son espace d'une manière cohérente en le reconstruisant mentalement et en le déformant de manière à percevoir l'étranger comme plus loin qu'il ne l'est. On le voit, l'idéal eurorégional est encore loin de se concrétiser. Pour aboutir, la disparition de toutes les incertitudes juridiques n'est pas suffisante.