L'ESPACE DISCONTINU DE MARCEL PROUST

Jean-Christophe GAY
Équipe MIT, université Paris-VII

Géographie et cultures, 1993, n° 6, p. 35-50.

Résumé

Proust, en privilégiant les lieux sur l'étendue qui les entoure, élabore un espace discontinu et archipélagique où l'hiatus des campagnes séparent de rares lieux reliés par des trains et jouissant d'un privilège d'«exterritorialité». Entre les lieux, l'étendue n'est parcourue qu'à l'occasion de voyages exceptionnels. Les premiers déplacements se font en chemin de fer, mais Proust, enthousiaste à l'égard des progrès techniques, les intègre dans son Ïuvre et dans sa vie, puisque l'automobile apparaît dans «Sodome et Gomorrhe» et joue, par la suite, un rôle important. Cette évolution marque une mutation dans la perception de l'étendue traversée. Si les promenades à pied restent propices aux rencontres et aux découvertes, il en va tout autrement pour les voyages ferroviaires et automobiles, où seule la destination importe et qui permettent de sortir du lieu, donc de soi-même, à la recherche d'une vérité extérieure, ce que cherche le héros. L'automobile ne permet pas d'apprécier pleinement cette opération miraculeuse : pénétrer dans un autre lieu. En effet, celle-ci colle au terrain, la route suit les accidents topographiques. On se perd parfois et l'on doit demander son chemin, ce qui incorpore complètement les passagers aux domaines traversés. Les automobiles dévoilent les illusions du monadisme et désorganisent la conception proustienne de l'espace, peu soucieuse de l'agencement des lieux. Cette mise entre parenthèses de l'étendue entre les lieux, seul le train la rend possible. On y est parfaitement enfermé et mobile et même arrêté dans une gare, le héros observe un autre monde au-delà de la fenêtre.

Le thème des «côtés», qui charpente le roman, nous montre une double déformation de l'espace discontinu fondée sur une distinction sociale. Le «côté de chez Swann», dans la représentation du héros, s'oppose topographiquement et sur le plan paysager au «côté de Guermantes». La seconde déformation n'est pas directionnelle mais métrique. En effet chaque axe est parcouru lors d'excursions pédestres. La longueur et la durée de celle vers Guermantes, l'éloignement des sources de la Vivonne et de la demeure du duc et de la duchesse de Guermantes en font une marche asymptotique tant le but semble sans cesse approché, mais n'est jamais atteint. Ceci fonde le mystère des lointaines origines de cette famille et la fascination qu'éprouve le héros pour Oriane, comtesse de Guermantes, approchée sans cesse mais rencontrée tardivement. Ainsi le jeu des directions et des opacités différentes de chacun des deux côtés est un moyen de faire sentir deux univers sociaux distincts. Mais au fil du temps, cette belle construction, si travaillée et fruit des représentations juvéniles du héros, se lézardera et s'écroulera. C'est à Gilberte Swann que sera confié ce travail de destruction. Ce n'est pas un hasard si elle le fait, à la fois sur le plan social — en se mariant avec Robert de Saint-Loup, en devenant ainsi duchesse de Guermantes et en donnant naissance à Mademoiselle de Saint-Loup, résultat vivant de la réunion finale des deux côtés — et sur le plan géographique en indiquant au héros un raccourci unissant les deux côtés.

L'efficacité de cet espace littéraire, avec ses lieux séparés par des étendues vides, provient de ce qu'il nous engage dans une réflexion sur l'altérité croissante de ces deux termes, dans notre monde moderne où activités et hommes s'agglomèrent dans des villes ou dans des zones touristiques, alors que les étendues intercalaires ne sont plus que parcourues, une dialectique qui est la forme de plus en plus prégnante du discontinu. À travers la métaphore spatiale des «côtés», avec ses symétries multiples et cette concordance entre classe sociale et territoire, apparaît la spécificité du travail littéraire qui recompose la réalité afin qu'ici elle corresponde à la représentation spatiale d'un héros adolescent, figure exemplaire de cet âge de la vie où l'on va entrer, parfois non sans refus et illusions, dans la société et dans son espace.


Jean-Paul Sartre, dans l'introduction de son travail sur Flaubert, déclare que «l'on entre dans un mort comme dans un moulin»1, tendance naturelle du lecteur à importer ses propres questionnements et à être, «quand il lit, le propre lecteur de soi-même» comme disait Proust2. Si notre analyse est le reflet de nos préoccupations c'est qu'en choisissant Proust nous pouvions valider les résultats de nos recherches sur les discontinuités spatiales3 tout en utilisant son œuvre comme une «espèce d'instrument d'optique que (l'auteur) offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n'eût peut-être pas vu en soi-même»4. Mais à côté du risque de trop se projeter dans l'œuvre, il existe aussi celui de trop la relativiser et d'en faire uniquement un document géographique ou sociologique5.

Outre les milliers d'études consacrées aux écrits de Proust qui en font l'écrivain le plus exploré6, l'œuvre a suscité deux réflexions majeures sur ses rapports avec la géographie. La première date de 1939. Il s'agit d'une thèse pour le doctorat d'université, présentée à la Faculté des lettres de Paris7. Son auteur, André Ferré, ancien élève de l'École normale supérieure de Saint-Cloud et géographe, successivement professeur puis directeur d'école normale, établit par la suite le premier texte de La recherche du temps perdu à la Pléiade de 1954 à 19568. La seconde, parue en 1963, est due à Georges Poulet9, essayiste et universitaire, professeur de littérature française. Ces deux travaux sont bien différents. Alors que le premier décrit, répertorie, tente de localiser rigoureusement et précisément, le second, non géographe, essaie de comprendre la logique spatiale de Proust. Ces deux approches complémentaires et stimulantes ne nous satisfont cependant pas car Ferré est prisonnier d'un positivisme naïf et il manque à Poulet les outils conceptuels de l'analyse géographique. Malgré ces deux réflexions on peut se demander s'il est pertinent de se poser des questions sur les rapports de l'œuvre à la géographie tant sa pensée dans ce domaine semble a priori discrète. En effet, comme le révèle Ferré, le mot «géographie» n'est employé que huit fois dans toute La recherche du temps perdu et treize fois pour ses dérivés10. Le cadre naturel n'est objet de description que dans une centaine de pages11. L'analyse du vocabulaire pondéré de Marcel Proust, que l'on trouve dans le dictionnaire de ses idées12, permet de nuancer ce comptage sommaire. Il confirme la faiblesse des préoccupations géographiques de l'auteur et clôt le différend entre Poulet et Tadié13, à propos de la place respective du temps et de l'espace dans l'œuvre. S'il est exact de dire que la géographie l'emporte sur l'histoire, car rares sont les événements qui datent l'action14 hormis l'évolution des moyens de transport et la première guerre mondiale ainsi que beaucoup plus discrètement l'Exposition universelle de 1889 et l'affaire Dreyfus, en revanche le temps l'emporte largement sur l'espace, comme le montrent le classement de ces deux mots basé sur la fréquence et la fonction des occurrences dans les jugements de portée générale contenus dans l'œuvre (quatrième position contre trois cent neuvième!). Les bonnes places des termes «lieu» (cinquante-quatrième, loin derrière «amour», «souvenir» ou «temps», mais devant «société» ou «musique») «perception», «distance» et «voyage» nous renseignent sur les caractéristiques de l'espace proustien, éclaté comme un archipel et impressionniste, et qui n'évolue que lors du dénouement, quand l'agencement des points épars et distincts sera compris. Proust, en privilégiant les lieux sur l'étendue qui les entoure, élabore un espace discontinu où d'immenses vides séparent de rares lieux. Il opère aussi une double création, puisque le héros restitue le monde en le déformant et le narrateur recompose ce spectacle. Les “côtés” qui structurent l'œuvre et qui s'inscrivent à la fois dans les corps et dans le sol sont, sur ce point, exemplaires. Leurs valeurs métaphoriques n'enlèvent rien à l'intérêt d'une étude scientifique portant sur un espace cognitif et perçu. Nous nous efforcerons de démontrer son caractère général car, si le héros a sa propre représentation du monde, le narrateur cherche des lois et tente de donner une portée universelle à l'œuvre qu'il écrit, en l'arrachant à l'inorganisé15. Claudine Quémar le démontre dans son étude sur l'apparition des «côtés»16 au cours de la lente élaboration du roman, thème qui permet d'ordonner l'expérience enfantine du héros.

I. LE MONADISME PROUSTIEN

L'art est au centre de la quête proustienne, il est le seul capable de satisfaire le héros qui se trompe en cherchant en vain, dans la vie, ce qui peut l'apaiser. Il découle de cette conception un désenchantement croissant à l'égard du monde: «…la variété que j'avais en vain cherchée dans la vie, le voyage…»17. Car ce que recherche le héros c'est une différence, une diversité entre les êtres, entre les objets et les points de la surface terrestre et bien qu'il constate, peu avant le dénouement, que sa perception a uniformisé le monde18, sa jeunesse et une bonne partie du roman sont le récit de cette quête, dont la traduction spatiale est la primauté du point sur la surface et l'existence, dans l'œuvre, de lieux jouant un rôle majeur. Chacun est unique et forme un monde particulier. Ces monades, éléments simples et transcendants, forment un espace qualitatif et subjectif, produit d'un esprit qui l'a emporté sur la réalité et qui a reconstitué hommes et territoires, inversant de la sorte le rapport entre le monde réel et l'intellect. C'est dès les premières pages du roman que se constitue la perception spatiale du héros, notamment par l'intermédiaire de sa grand-mère qui s'efforce d'introduire le plus d'art possible dans n'importe quelle représentation d'un monument ou d'un paysage destinée à la chambre de son petit-fils19. Ce n'est pas la fidélité à la réalité qu'elle recherche et à une photographie elle préfère une reproduction de l'œuvre d'un artiste, plutôt gravée. En écartant la photographie, elle écarte sa vulgarité réaliste et tient à faire ressortir l'âme du lieu qu'a transcrite l'artiste. Cette éducation affective façonne le héros qui ne s'intéresse qu'à ce qui est unique et singulier sur la surface terrestre ce qui le conduit à accentuer ses différences. Ainsi, il fait de l'étendue rurale plane ceinturant Combray une sorte de vide20, ce qui insularise et singularise un peu plus la petite ville. Le clocher de l'église Saint-Hilaire joue le rôle d'un amer, pour le voyageur fatigué arrivant en train, qui symbolise et synthétise la petite localité: «Combray, de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de fer quand nous y arrivions la dernière semaine avant Pâques, ce n'était qu'une église résumant la ville, parlant d'elle et pour elle aux lointains…»21.

Ce partage du monde, entre le savouré et le subi, est aussi dicté par un désir de refuge, qui semble aller en s'intensifiant au cours de la vie et qui aboutit à la chambre, unité élémentaire et fondamentale de l'espace proustien22. La tante Léonie est la figure exemplaire de cet enfermement car, «…depuis la mort de son mari… (elle) n'avait plus voulu quitter, d'abord Combray, puis à Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit…»23. Toute une série d'habitudes, de rites leur est associée, en fonction des heures et des saisons ce qui, en les immergeant dans une nature à la fois bienveillante et redoutée, permet d'apprécier d'autant plus leur rôle protecteur. Le lit et les couvertures sont les matériaux de base pour la construction de ce nid vécu comme une tombe qui se referme lors des drames quotidiens du coucher à Combray mais qui devient, par la suite, une sorte de prolifération organique de l'être, une excroissance intime et protégée: «…les objets de ma chambre de Paris ne gênaient pas plus que ne faisaient mes propres prunelles, car ils n'étaient plus que des annexes de mes propres organes, un agrandissement de moi-même…»24. De la chambre, au centre de l'espace proustien nocturne, avant de s'endormir, partent des rêveries qui reviennent à leur point d'émission, et qui tracent, de la sorte, des étoiles. Le cercle se rajoute à cette première figure au cours de la nuit et au réveil:

«Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes. Il les consulte d'instinct en s'éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu'il occupe, le temps qui s'est écoulé jusqu'à son réveil…»25.

À une échelle bien différente Paris, Combray, Balbec, Venise forment un archipel de lieux, séparés par l'hiatus des campagnes, véritable monde oublié, et reliés par des trains. Hormis Paris et Venise, ces lieux sont imaginaires et les exercices érudits de reconnaissance semblent vains. Balbec mêle à la fois Cabourg, Trouville, Deauville, Houlgate et Honfleur. Combray n'est pas simplement Illiers mais aussi Auteuil. Ferré dans sa tentative de reconstitution du chemin de fer du pays de Balbec26 reconnaît qu'il est impossible de localiser les lignes ferroviaires, comme si Proust avait à la fois cherché à ménager des chausse-trapes et pas porté une trop grande attention à ce thème, laissant dans son texte des incohérences. Ces lieux symboliques et synthétiques que sont Combray ou Balbec, par exemple, semblent flotter et soumis au flux et reflux des impressions. Ils jouissent d'un privilège d'«exterritorialité»:

«Certains lieux que nous voyons toujours isolés nous semblent sans commune mesure avec le reste, presque hors du monde, comme ces gens que nous avons connus dans des périodes à part de notre vie, au régiment, dans notre enfance, et que nous ne relions à rien»27.

Paradoxalement, bien que confusément situés, leurs caractéristiques physiques et humaines les distinguent fortement des localités qui les entourent. Ce support terrestre individualise et modèle les personnes qui les occupent. La notion de «pays», qui forme toute la seconde partie d'À l'ombre des jeunes filles en fleur, renvoie au terroir dans son sens strict, c'est-à-dire au lieu défini par ses qualités physiques particulières. Par exemple, Balbec se particularise par son climat:

«…un petit univers à part au milieu du grand, une corbeille des saisons où étaient rassemblés en cercle les jours variés et les mois successifs, si bien que, non seulement les jours où on apercevait Rivebelle, ce qui était signe d'orage, on y distinguait du soleil sur les maisons pendant qu'il faisait noir à Balbec, mais encore que quand les froids avaient gagné Balbec, on était certain de trouver sur cette autre rive deux ou trois mois supplémentaires de chaleur…»28.

Cette suprématie de la nature subordonne les hommes à leur milieu physique. La fille de Françoise, cuisinière de la tante Léonie, n'a pas le même accent ni les mêmes expressions que sa mère car elle est d'un «pays» pourtant voisin mais dont la nature du terrain est différente29. Ces paysans prennent une dimension géologique et, tels des roches, ils en ont leur patine. Ce déterminisme, source de diversité des hommes, assure à toutes ces communautés rurales une parenté tellurique et une telle cohérence, qu'elles deviennent de véritables organismes vivants réagissant à toute incursion de corps étrangers, à la manière de la tante Léonie qui consacre toutes ses heures de liberté et ses talents d'induction à l'identification du chien qu'elle vient de voir passer et qu'elle ne connaît pas30. Un homme sans lieu est comme une plante sans racine, voué au déséquilibre. Pour comprendre l'essence des lieux, rien de mieux que de connaître ses habitants. Le désir du héros pour les paysannes de Méséglise ou pour les pêcheuses de Balbec est dû aux valeurs accordées à ces deux terroirs:

«Cette fille que je ne voyais que criblée de feuillages, elle était elle-même pour moi comme une plante d'une espèce plus élevée seulement que les autres et dont la structure permet d'approcher de plus près qu'en elles, la saveur profonde du pays»31.

Les noms sont un autre médiateur des lieux, ce qui explique leur importance dans La recherche du temps perdu. Comme les personnes, des portions d'étendue portent un nom qui les singularise. La troisième partie de Du côté de chez Swann leur est partiellement consacrée, alors que de longues digressions dans Sodome et Gomorrhe s'appuient sur les travaux de Cocheris concernant l'origine des noms de lieux32. Leur étymologie légitime ces contrées en les fichant dans le temps comme leurs caractéristiques physiques les scellaient dans le sol. Les nobles, dont le nom est aussi un lieu, sont les produits vivants de cette association nature culture:

«Pour un moment les Guermantes m'avaient semblé de nouveau entièrement différents des gens du monde, incomparables avec eux, avec tout être vivant, fût-il souverain, des êtres issus de la fécondation de cet air aigre et ventueux de cette sombre ville de Combray où s'était passée mon enfance…»33.

Si ces nobles fascinent autant le héros dans sa jeunesse, c'est qu'ils lui semblent détenir l'essence des lieux, leurs mystères et leur histoire, d'ailleurs ils ne se les représentent que tantôt totalement impalpables, tantôt sur des œuvres d'art. Les noms ne sont pas seulement des sujets de dissertation sans fin de l'érudit Brichot chez les Verdurin34 ou du curé de Combray chez la tante Léonie35, ils sont aussi une source inépuisable de rêveries. Comme l'a remarqué Jean-Pierre Richard36 le «nom de pays» constitue une sorte de contenant que l'on remplit de songes:

«Vitré dont l'accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille d'œuf au gris perle; Coutances, cathédrale normande, que sa diphtongue finale, grasse et jaunissante couronne par une tour de beurre…»37.

C'est aussi une traduction du visible: l'onomastique proustienne, comme le démontre Roland Barthes, est très organisée38. L'opposition sociale entre Swann et Guermantes, entre Verdurin et Laumes, entre Legrandin ou Cottard et Agrigente s'appuie sur deux phonétismes, les premiers, roturiers, ont des noms composés de brèves abruptes, les seconds, nobles, ont des longues à finales muettes. Les noms de lieux, tout comme le socle physique, modèlent les hommes qui les habitent:

«Quant à Balbec, c'était un de ces noms où comme une vieille poterie normande qui garde la couleur de la terre d'où elle fut tirée, on voit se peindre encore la représentation de quelque usage aboli, de quelque droit féodal, d'un état ancien de lieux, d'une manière désuète de prononcer qui en avait formé les syllabes hétéroclites et que je ne doutais pas de retrouver jusque chez l'aubergiste qui me servirait du café au lait à mon arrivée, me menant voir la mer déchaînée devant l'église et auquel je prêtais l'aspect disputeur, solennel et médiéval d'un personnage de fabliau.»39

Ce souci d'envelopper dans le nom, des désirs, des songes, des images et des habitus est concomitant d'une démarcation nette des lieux, afin de clairement les distinguer de l'étendue anonyme.

II. UNE THEMATIQUE DE LA LIMITE

Les réminiscences dans La recherche du temps perdu se rapportent à des moments et à des actes précis40, mais aussi à des lieux qui se détachent clairement de leur environnement par un bornage net. La sémiologie de la limite est riche dans l'œuvre car elle repose sur plusieurs sens et notamment la vue, l'odorat et l'ouïe. Les territoires de la vie quotidienne, dès l'enfance du héros, sont précisément délimités. Le franchissement de certains repères visuels signale le passage dans un monde inconnu et donc dangereux:

«Un jour, comme je m'ennuyais à notre place familière, à côté des chevaux de bois, Françoise m'avait emmené en excursion — au-delà de la frontière que gardent à intervalles égaux les petits bastions des marchandes de sucre d'orge — dans ces régions voisines mais étrangères où les visages sont inconnus, où passe la voiture aux chèvres…»41

Beaucoup plus riche est le motif sonore de Combray, à l'entrée du jardin de la propriété familiale. En effet, un grelot et une clochette l'équipent. Le bruit ferrugineux du premier annonce l'arrivée d'une personne de la famille entrant «sans sonner». Le tintement doré du second renseigne sur la venue d'un «assaillant». Mais à cette première classification à distance s'en ajoute une seconde, qui s'appuie sur la manière dont a été actionnée la clochette et qui permet de reconnaître Swann par ses deux coups hésitants. Ainsi le moins étranger à la famille du héros est reconnu dès le passage, comme les membres de la famille. Ce raffinement sonore, enrichissant la simple réalité d'une limite et intervenant au tout début de La recherche du temps perdu42, est plus qu'une anecdote car il réapparaît dans les dernières pages du roman, lorsque le héros se souvient, cette fois-ci, du départ de Swann43. En encadrant l'œuvre, ces sons permettent la mesure du temps qui s'est écoulé mais ils marquent aussi l'apparition et la disparition d'un personnage qui a joué, directement ou indirectement, un si grand rôle dans le roman et dans la vie du héros.

Les vitres, les fenêtres sont deux autres supports employés pour établir des limites44. Ainsi se dressent entre les personnages, condamnés dans le roman à une solitude absolue, des cloisons de verre. Parfois des cages transparentes semblent les emprisonner ou les éloigner comme c'est le cas d'Odette que Swann, en colère, compare à «…un poisson sans mémoire et sans réflexion qui, tant qu'il vivra dans son aquarium, se heurtera cent fois par jour contre le vitrage qu'il continuera à prendre pour de l'eau.»45. La rupture entre la société locale et la clientèle du Grand-Hôtel de Balbec est aussi révélée par cet élément:

«les sources électriques faisant sourdre à flots la lumière dans la grande salle à manger, celle-ci devenait comme un immense et merveilleux aquarium devant la paroi de verre duquel la population ouvrière de Balbec, les pêcheurs et aussi les familles de petits bourgeois, invisibles dans l'ombre, s'écrasaient au vitrage pour apercevoir, lentement balancée dans des remous d'or, la vie luxueuse de ces gens, aussi extraordinaire pour les pauvres que celle de poissons et de mollusques étrangers (une grande question sociale, de savoir si la paroi de verre protégera toujours le festin des bêtes merveilleuses et si les gens obscurs qui regardent avidement dans la nuit ne viendront pas les cueillir dans leur aquarium et les manger)»46

Le verre, ce «transparent durci», cette «coagulation d'espace» pour Jean-Pierre Richard47, est une limite que transgresse le regard. Le voyeurisme du héros s'appuie sur cette dialectique de l'ouvert et du fermé, notamment lors de la scène de sadisme entre mademoiselle Vinteuil et sa maîtresse, qu'il peut contempler par une fenêtre entrouverte48. Plus loin dans l'œuvre, d'autres fenêtres feront souffrir Swann. Spécialement lorsqu'il se trompe et croit, ravagé par la jalousie, que c'est la fenêtre d'Odette qui est allumée en pleine nuit, lui révélant de la sorte son infidélité49. Là encore, l'ambivalence des fenêtres est utilisée comme ressort romanesque. En ne donnant que des indices partiels - la lumière, quelques sons - et en ne divulguant pas tout, elle ne fait qu'amplifier ses soupçons et ses tourments. Cette scène a son symétrique lorsque, par jalousie, le héros retient en captivité Albertine et qu'il voit de la rue avec apaisement la fenêtre de sa chambre éclairée:

«… ces lumineuses rayures que j'apercevais d'en bas et qui à un autre eussent semblé toutes superficielles, je leur donnais une consistance, une plénitude, une solidité extrêmes, à cause de toute la signification que je mettais derrière elles, en un trésor si l'on veut, un trésor insoupçonné des autres, que j'avais caché là et dont émanaient ces rayons horizontaux…»50

Dans Sodome et Gomorrhe, c'est d'une fenêtre de rez-de-chaussée, derrière un store, que le héros assiste à la double parade amoureuse entre le baron de Charlus et Jupien, le giletier51. Voyant sans être vu, c'est en botaniste ou en entomologiste qu'il s'intéresse à cette scène mais pour en tirer des lois52, comme si le cadre de la fenêtre s'était transformé en un appareil muni de lentilles oculaires, tout comme l'œil-de-bœuf qui, dans une chambre d'hôtel, lui permet d'observer Charlus en train de se laisser fouetter53.

Pour Proust, l'eau a une nette fonction de démarcation. Balbec et Rivebelle sont partagés par une baie, le désir de Venise réside aussi dans son insularité, et la limite sociale entre le héros et le faubourg Saint-Germain est symbolisée par une étendue marine:

«…je sentais bien que c'était déjà le Faubourg, le paillasson des Guermantes étendu de l'autre côté de cet Équateur… Et je me contentais de tressaillir en apercevant de la haute mer (et sans espoir d'y jamais aborder), comme un minaret avancé, comme un premier palmier, comme le commencement de l'industrie ou de la végétation exotiques, le paillasson usé du rivage.»54

À la fois zone de rupture et fondement de l'intimité55, l'eau est aussi fortement féminisée. La Vivonne, petite rivière près de Combray, semble associée à Oriane, duchesse de Guermantes, et lui garantit son mystère. Il n'y a pas que ces eaux printanières qui sont liées aux femmes. L'eau déchaînée, l'eau cascadante, drape l'être aimé et empêche de communiquer:

«Mes paroles ne seraient parvenues à Gilberte que déviées, comme si elles avaient eu à traverser le rideau mouvant d'une cataracte avant d'arriver à mon amie, méconnaissables, rendant un son ridicule, n'ayant plus aucune espèce de sens.»56

L'activité ruptrice de l'eau n'est pas la même suivant qu'elle est visqueuse ou fluide et c'est, paradoxalement, la fluidité de l'eau tombante qui l'emporte sur la viscosité des eaux vertes, lentes et recouvertes de nénuphars de la Vivonne. Le rideau d'eau est semblable au verre, mais alors que tous les deux permettent la vue, le premier arrête (ou déforme) les sons et le second les corps, nous dévoilant une autre forme d'ambivalence de la limite. L'eau peut aussi partager en surgissant. Le littoral qui coupe Balbec semble être une ligne de crête, «les montagnes bleues de la mer»57. Mais la fascination pour le rivage et l'agacement pour cette rupture paysagère sensibilisent le héros à l'œuvre du peintre Elstir qui abolit la séparation entre la terre et la mer, mêlant ces deux éléments pour en faire la pâte picturale58.

Parfois ce sont des objets en rapport avec le déplacement qui sont utilisés, par exemple le viaduc ferroviaire, au-delà de Combray, marque l'extrême limite des «pays chrétiens»59 et permet de circonscrire le territoire familier. Cette volonté de bornage s'applique aussi au monde immatériel de l'esprit mais, moins soumis aux accidents imprévisibles du relief, c'est la figure parfaite du cercle qui s'impose ici:

«Je ne pouvais du reste m'empêcher en l'entendant parler de rendre justice, sans y prendre aucun plaisir, au raffinement de ses expressions. C'étaient celles qu'ont, à une époque donnée, toutes les personnes d'une même envergure intellectuelle, de sorte que l'expression raffinée fournit aussitôt comme l'arc de cercle, le moyen de décrire et de limiter toute la circonférence.»60

Cet univers, c'est véritablement le seul qu'a fréquenté Proust. Les cabinets et les salons sont, avec sa chambre, ses lieux les plus intimes et il n'est pas étonnant que ces «cercles» soient limités par la figure de même nom contenant tant de visages familiers:

«…chaque individu… mesurait pour moi la durée par la révolution qu'il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu'il avait occupées successivement par rapport à moi.»61

Lorsque certains d'entre eux se risquent à changer de milieu de vie, à transgresser la limite, comme par exemple le baron de Charlus qui abandonne temporairement le faubourg Saint-Germain pour le salon des Verdurin, ils sont ridicules62 car ils n'ont ni les goûts ni les manières en cours dans ce nouvel univers qui ne communique pas avec les autres.

III. ENTRE LES LIEUX: VOYAGE ET DISTANCE

Comme Proust lui-même, les personnages de son œuvre ne se déplacent que rarement et il a accentué la sédentarité de son héros, comme s'il voulait marquer le caractère dérisoire des voyages. Entre les lieux, l'étendue n'est donc parcourue qu'à l'occasion de voyages exceptionnels. Les premiers déplacements se font en chemin de fer63 mais Proust, enthousiaste à l'égard des progrès techniques, les intègre dans son œuvre et dans sa vie, puisque l'automobile apparaît dans Sodome et Gomorrhe et joue, par la suite, un rôle important. Cette évolution marque une mutation dans la perception de l'étendue traversée. Si les promenades à pied restent propices aux rencontres et aux découvertes, il en va tout autrement pour les voyages ferroviaires et automobiles, où seule la destination importe et qui permettent de sortir du lieu, donc de soi-même, à la recherche d'une vérité extérieure. Ce que cherche le héros:

«…c'est de rendre la différence entre le départ et l'arrivée non pas aussi insensible, mais aussi profonde qu'on peut, de la ressentir dans sa totalité, intacte, telle qu'elle était dans notre pensée quand notre imagination nous portait du lieu où nous vivions jusqu'au cœur d'un lieu désiré, en un bond qui nous semblait moins miraculeux parce qu'il franchissait une distance que parce qu'il unissait deux individualités distinctes de la terre…»64. « Les diverses gradations par lesquelles change la surface de la terre…»65

Le héros ne veut pas les ressentir mais il lui semble indispensable de faire l'expérience de l'éloignement d'un lieu par rapport aux autres afin de saisir totalement son essence:

«…voir Venise dans un panorama que Ski eût peut-être déclaré plus joli de tons que la ville réelle, ne m'eût en rien remplacé le voyage à Venise, dont la longueur déterminée sans que j'y fusse pour rien me semblait indispensable à franchir…»66

L'automobile ne permet pas d'apprécier pleinement cette opération miraculeuse: pénétrer dans un autre lieu. Le désenchantement final du héros à l'égard des voyages provient, en partie, de son utilisation «qui ne respecte aucun mystère… ainsi Beaumont, relié tout d'un coup à des endroits dont je le croyais si distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région…»67. En effet, celle-ci colle au terrain, la route suit les accidents topographiques. On se perd parfois et l'on doit demander son chemin, ce qui incorpore complètement les passagers aux domaines traversés. Les automobiles dévoilent les illusions du monadisme et désorganisent la conception proustienne de l'espace, peu soucieuse de l'agencement des lieux. En revanche, elles deviennent, à la fin du roman, un moyen de s'extraire des lieux et d'échapper à la réclusion.

Cette mise entre parenthèses de l'étendue entre les lieux, seul le train la rend possible. On y est parfaitement enfermé et mobile et même arrêté dans une gare, le héros observe un autre monde au-delà de la fenêtre68. Le charme des pays traversés en train provient de leur irréalité, de l'impossibilité pour le voyageur de transformer ce spectacle en vie. Les voyages de nuit deviennent aussi fascinants que le téléphone:

«Mais au moment où cette voix aimée s'adresse à nous dans le cornet téléphonique, il nous semble sentir comme cet éloignement que nous franchissons sans avoir le temps de le sentir. Ainsi quand nous nous réveillons après quelques heures de sommeil en chemin de fer, nous avons, en présence des lieux nouveaux qui nous entourent, sinon comme la fatigue, presque comme le vertige des distances que la machine à vapeur a parcourues pour nous.»69

Le cadre de la fenêtre, tel un tableau, présente un paysage, certes mobile, mais décoratif, un spectacle où se sont les villes traversées qui donnent l'impression de venir au-devant du train70. Le voyage en train est aussi considéré comme le voyage par excellence parce qu'il est constitué d'une série de rituels et de supports de rêveries. Ainsi l'indicateur horaire, le célèbre Chaix - dont Proust connaissait par cœur de larges extraits selon Gaston Gallimard71 - est tenu par Swann, quand Odette le quitte, comme:

«…le plus enivrant des romans d'amour… qui lui apprenait les moyens de la rejoindre, l'après-midi, le soir, ce matin même! Le moyen ? presque davantage: l'autorisation. Car enfin l'indicateur et les trains eux-mêmes n'étaient pas faits pour des chiens. Si on faisait savoir au public, par voie d'imprimés, qu'à huit heures du matin partait un train qui arrivait à Pierrefonds à dix heures, c'est donc qu'aller à Pierrefonds était un acte licite, pour lequel la permission d'Odette était superflue…»72

La lecture des horaires donne le sentiment de posséder les lieux:

«Et, bien que mon exaltation eût pour motif un désir de jouissances artistiques, les guides l'entretenaient encore plus que les livres d'esthétique et, plus que les guides, l'indicateur des chemins de fer. Ce qui m'émouvait c'était de penser que cette Florence que je voyais proche mais inaccessible dans mon imagination, si le trajet qui la séparait de moi, en moi-même, n'était pas viable, je pourrais l'atteindre par un biais, par un détour, en prenant la “voie de terre”.»73

Les départs et les arrivées dans les gares marquent fortement le point d'origine et le point de destination. Elles symbolisent des lieux distincts unis par des trains. D'ailleurs elles constituent «…cette grande demeure où n'habite personne et qui porte seulement le nom de la ville…» et qui «…a l'air d'en promettre enfin l'accessibilité …»74.

À travers l'exemple des gares se manifeste un rapport entre le lieu et l'étendue, bien qu'il s'agisse de deux éléments clairement séparés. Celles-ci contiennent l'essence de la ville, avec ses écriteaux où sont inscrits leurs noms. En même temps, elles concentrent toute l'étendue que les trains qu'elles enferment vont parcourir. Mais les gares ne sont pas les seules à concentrer de l'étendue. La chambre de Léonie, par exemple, contient Combray. De la fenêtre elle observe la rue et y lit la chronique quotidienne de la petite ville. Vers sa chambre convergent toutes les informations, tous les ragots apportés par Françoise, Théodore ou sa famille. Tous les mystères y sont résolus75. Il y a d'autres rapports entre les lieux et l'étendue. Le vent, élément naturel attribut de l'étendue, semble jouer les messagers entre des lieux disjoints:

«Dès qu'il se lève un souffle d'air, que les blés commencent à remuer, il me semble qu'il y a quelqu'un qui va arriver, que je vais recevoir une nouvelle…»76 ou dans «…cette plaine qui nous était commune à tous deux… je pensais que ce souffle avait passé auprès d'elle, que c'était quelque message d'elle qu'il me chuchotait sans que je pusse le comprendre, et je l'embrassais au passage.»77

L'eau de la Vivonne, appartenant au côté des Guermantes mais destinée à l'Océan, exprime le désir de liberté et d'errance du héros lorsque rêvant d'être couché au fond d'une barque il veut s'y laisser flotter à la dérive78 et goûter le doux plaisir d'une étendue sans lieu.

L'étendue est synonyme de distance, que Proust assujettit au temps: «Les distances ne sont que le rapport de l'espace au temps et varient avec lui»79. Mais dans cette reconstruction chronographique du monde, il faut autant tenir compte de la distance mentale que de la distance réelle. Si, dans le cas de Swann, la première est soumise à la seconde puisqu'il se détache d'Odette lorsqu'elle s'éloigne de lui et ne peut rester sans la voir lorsqu'elle est proche80, il n'en va pas de même ailleurs où c'est la distance mentale ou sociale qui l'emporte. Ainsi le thème des «côtés», qui charpente le roman, nous montre une double déformation de l'espace fondée sur une distinction sociale. Le «côté de chez Swann», dans la représentation du héros, s'oppose topographiquement et sur le plan paysager, par exemple, au «côté de Guermantes» (voir tableau).

Tableau: La différenciation des deux côté
Côte de chez Swann
Côte des Guermantes
Paysage Plaine, champs de blé Rivière, bois
Climat Instable, souvent pluvieux Beau temps
Repère topographique Maison de Swann, Méséglise Château des Guermantes, source de la Vivonne
Classe sociale Bourgeoisie Noblesse
Durée de la promenade Courte Longue
Départ de la promenade Porte de la maison Porte de derrière (jardin)
Personnage féminin Gilberte Swann Oriane, comtesse de Guermantes

Claudine Quémar a bien montré que cette structuration est le fruit d'une longue maturation de l'œuvre et d'une profonde transformation imaginaire des environs d'Illiers, qui a été le modèle principal de Combray. Ces correspondances antithétiques, la différenciation ancrée dans «…cette habitude que nous avions de n'aller jamais vers les deux côtés un même jour, dans une seule promenade, mais une fois du côté de Méséglise, une fois du côté de Guermantes…»81 composent deux axes opposés, inconnaissables l'un à l'autre, qui ont pour point d'origine le clocher de Saint-Hilaire, incarnation de l'art et du temps: «Alors “prendre par Guermantes” pour aller à Méséglise, ou le contraire, m'eût semblé une expression aussi dénuée de sens que prendre par l'est pour aller à l'ouest»82.

La seconde déformation n'est pas directionnelle mais métrique. En effet chaque axe est parcouru lors d'excursions pédestres. La longueur et la durée de celle vers Guermantes, l'éloignement des sources de la Vivonne et de la demeure du duc et de la duchesse de Guermantes en font une marche asymptotique tant le but semble sans cesse approché mais n'est jamais atteint: «…Guermantes lui ne m'est apparu que comme le terme plutôt idéal que réel de son propre “côté”, une sorte d'expression géographique abstraite comme la ligne de l'équateur, comme le pôle, comme l'orient»83.

Ceci fonde le mystère des lointaines origines de cette famille et la fascination qu'éprouve le héros pour Oriane, comtesse de Guermantes, approchée sans cesse mais rencontrée tardivement. Ainsi le jeu des directions et des opacités différentes de chacun des deux côtés est un moyen de faire sentir deux univers sociaux distincts. Mais au fil du temps, cette belle construction, si travaillée et fruit des représentations juvéniles du héros, se lézardera et s'écroulera. C'est à Gilberte Swann que sera confié ce travail de destruction bien que, dés le début du roman, une remarque du curé de Combray l'annonce, quand il déclare que du haut du clocher de l'église Saint-Hilaire «…on embrasse à la fois des choses qu'on ne peut voir habituellement que l'une sans l'autre…»84. Ce n'est pas un hasard si elle le fait, à la fois sur le plan social - en se mariant avec Robert de Saint Loup, en devenant ainsi duchesse de Guermantes85 et en donnant naissance à Mademoiselle de Saint Loup, résultat vivant de la réunion finale des deux côtés - et sur le plan géographique en indiquant au héros un raccourci unissant les deux côtés:

«“Si vous voulez, nous pourrons tout de même sortir un après-midi et nous pourrons alors aller à Guermantes, en prenant par Méséglise, c'est la plus jolie façon”, phrase qui en bouleversant toutes les idées de mon enfance m'apprit que les deux côtés n'étaient pas aussi inconciliables que j'avais cru.»86

L'efficacité de cet espace littéraire, avec ses lieux séparés par des étendues vides, provient de ce qu'il nous engage dans une réflexion sur l'altérité croissante de ces deux termes, dans notre monde moderne où activités et hommes s'agglomèrent dans des villes ou dans des zones touristiques, alors que les étendues intercalaires ne sont plus que parcourues, une dialectique qui est la forme de plus en plus prégnante du discontinu87. À travers la métaphore spatiale des «côtés», avec ses symétries multiples et cette concordance entre classe sociale et territoire, apparaît la spécificité du travail littéraire qui recompose la réalité afin qu'ici elle corresponde à la représentation spatiale d'un héros adolescent, figure exemplaire de cet âge de la vie où l'on va entrer, parfois non sans refus et illusions, dans la société et dans son espace.

Lecture des notes

Toutes les citations d'À la recherche du temps perdu proviennent de la bibliothèque de la Pléiade: tome I achevé d'imprimer le 15 juillet 1987; tome II achevé d'imprimer le 15 février 1988; tome III achevé d'imprimer le 26 septembre 1988; tome IV achevé d'imprimer le 24 juillet 1989. Pour chaque citation nous avons mentionné l'abréviation de l'œuvre, le numéro du tome et la page.

Abréviations utilisées:

En ce qui concerne Les Plaisirs et les jours et Jean Santeuil nous avons utilisé l'édition de la Pléiade achevée d'imprimer le 29 juillet 1971.

1 SARTRE Jean-Paul (1971), L'Idiot de la famille, tome I, Paris, Gallimard, p. 8.

2 T.R., IV, 489.

3 GAY Jean-Christophe (1995), Les Discontinuités spatiales, Paris, Économica, coll. «Géopoche».

4 T.R., IV, 490.

5 Les débats et les faux procès faits à Pierre Bourdieu, à propos de son livre paru en 1992 sur le champ littéraire, Les règles de l'art, Paris, Seuil, coll. «Libre examen», ont révélé ces craintes qui aboutissent au refus, dans les milieux littéraires, des analyses menées par les sciences sociales sur la littérature en particulier et l'art en général, comme si ce dernier avait remplacé, dans nos sociétés contemporaines, la religion.

6 Antoine Compagnon note qu'il existe actuellement plus de deux mille livres sur Proust et plus de dix-sept mille références selon la Société des amis de Marcel Proust. Le fichier de la Bibliothèque nationale dénombre plus d'ouvrages sur Proust que sur Napoléon ou de Gaulle! «La recherche du temps perdu de Marcel Proust» in NORA Pierre, dir. (1992), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque illustrée des histoires», tome III, La France, livre 2, Traditions, p. 932.

7 FERRÉ André (1939), Géographie de Marcel Proust, Paris, Sagittaire.

8 Un autre géographe s'est intéressé à Proust: Lucien Goron, géomorphologue, qui a fait une conférence en 1948, publiée par sa veuve à titre posthume, sur Le Combray de Marcel Proust et son horizon, Toulouse, Imprimerie Julia. Voir sur ce point et, plus généralement, sur les rapports entre littérature et géographie l'ouvrage de CHEVALIER Michel et al. (1993), La littérature dans tous ses espaces, Paris, Éditions du CNRS.

9 POULET Georges (1963), L'espace proustien, Paris, Gallimard. Voir aussi de cet auteur: Études sur le temps humain (1952), Paris, Plon, tome 1, pages 364-404. On peut aussi se reporter aux travail de Claude Pichois (1973), Vitesse et vision du monde, Neuchâtel, La Baconnière.

10 op. cit., p. 19.

11 ibid., p. 51.

12 NEWMAN-GORDON Patricia (1968), Dictionnaire critique des idées dans l'œuvre de Marcel Proust, Paris-La Haye, Mouton.

13 TADIÉ Jean-Yves (1971), Proust et le roman, Paris, Gallimard.

14 Julien Gracq remarque que l'écoulement temporel est fonction de la densité de la substance romanesque: GRACQ, Julien (1986), Proust considéré comme terminus suivi de Stendhal, Balzac, Flaubert, Zola, Paris, Complexe, p. 19.

15 Tadié, op. cit., p. 237.

16 QUÉMAR Claudine (1975), Sur deux versions anciennes des “côtés” de Combray, Cahiers Marcel Proust, nouvelle série, vol. 7, pages 159-282.

17 P., III, 665.

18 P., III, 781.

19 S., I, 40.

20 Léon Daudet note d'ailleurs, dans ses souvenirs, que Marcel Proust déteste la campagne in. Salons et journaux, 1917, Paris, Nouvelle Librairie Nationale.

21 S., I, 47.

22 Céleste Albaret révèle que Proust a passé la plus grande partie de ses dernières années dans sa chambre totalement isolée de l'extérieur. Dans sa course effrénée pour terminer son œuvre, il s'est mis hors du temps, en travaillant la nuit, et hors du monde en coupant, petit à petit, ses liens avec le reste du monde, dont la résiliation de son abonnement téléphonique par exemple: ALBARET Céleste (1973), Monsieur Proust, Paris, Robert Laffont, p. 64 et 69.

23 S.,I, 48.

24 J.F., II, 27.

25 S., I, 5.

26 op. cit., p. 114-119

27 S.G., III, 393.

28 J.F., II, 36.

29 S.G., III, 124.

30 S., I, 57.

31 S., I, 155.

32 Voir notes, III, 1498.

33 T.R., IV, 435. Voir sur le sujet BUTOR Michel (1964), Répertoire II, Paris, Minuit, p. 255 sq.

34 S.G., III, 484-486.

35 S., I, 103-105.

36 RICHARD Jean-Pierre (1974), Proust et le monde sensible, Paris, Seuil, p. 148.

37 S., I, 381-382.

38 BARTHES Roland (1972), Le degré zéro de l'écriture-Nouveaux essais critiques, Paris, PUF, p. 132-134. Plus érudite, la recherche de Eugène Nicole confirme globalement les remarques de Barthes en montrant que le nom est un élément de la démonstration esthétique et sociale de l'œuvre: NICOLE Eugène (1984), «Genèses onomastiques du texte proustien», Cahiers Marcel Proust, nouvelle série, vol. 12, pages 69-125.

39 S., I, 381.

40 Voir à ce sujet DELEUZE Gilles (1964), Proust et les signes, Paris, PUF, p. 49 sq.

41 S., I, 387.

42 S., I, 14 et 23.

43 T.R., IV, 623.

44 Le verre, en raison de l'asthme dont souffrait Proust, fut à la fin de sa vie le médiateur de son amour pour les fleurs. Il ne pouvait plus les toucher et était obligé de les admirer à travers la vitre de la portière de son véhicule. Voir à ce sujet ALBARET Céleste, op. cit., p. 78.

45 S., I, 286.

46 J. F., II, 41 sq.

47 op. cit., p. 120.

48 S., I, 157-159.

49 S., I, 268 sq.

50 P., III, 834.

51 S.G., III, 4-8.

52 T.R., IV, 618.

53 T.R., IV, 394. Il est intéressant de souligner que Proust occupait, dans un établissement très particulier, une chambre centrale à partir de laquelle, à travers une fenêtre à vitre dépolie, il pouvait contempler ce qui se passait dans les couloirs et les salles de bains. Le voyeur fait place à l'observateur au Ritz où Proust, dans une loge vitrée, pouvait observer le va-et-vient des gens de l'hôtel selon MENDELSON Daniel (1968), Le verre et les objets de verre dans l'univers imaginaire de Marcel Proust, Paris, José Corti, p. 84.

54 C.G., II, 330 sq.

55 Voir sur ce dernier point BACHELARD Gaston (1942), L'eau et les rêves, Paris, Corti, p. 8 notamment.

56 J.F., I, 601.

57 A.D., IV, 36.

58 J.F., II, 192. Il faut souligner que dans un texte bien antérieur, Les Plaisirs et les jours, c'est l'harmonie entre le ciel et la mer qui est évoquée (p. 143).

59 S., I, 113.

60 S.G., III, 316.

61 T.R., IV, 608.

62 S.G., III, 298.

63 Voir sur le thème du chemin de fer dans la littérature française le remarquable travail de BAROLI, Marc (1963), Le train dans la littérature française, Thèse de doctorat ès lettres, Faculté des Lettres et Sciences humaines de l'université de Paris, dont les pages 427-429 sur Proust.

64 J.F., II, 5.

65 J.F., II, 5.

66 P., III, 676.

67 S.G., III, 393 sq.

68 J.F., II, 16-18.

69 Jean Santeuil, 243 sq.

70 A.D., IV, 234.

71 Ferré, op. cit., p. 104.

72 S., I, 288.

73 S., I, 384.

74 S.G., III, 394.

75 S., I, 50-58.

76 S., I, 337.

77 S., I, 144.

78 S., I, 168.

79 S.G., III, 385.

80 S., I, 367.

81 S., I, 133.

82 ibid.

83 ibid.

84 S., I, 105.

85 Madame Verdurin a aussi une telle trajectoire sociale puisqu'elle devint, après un premier veuvage, duchesse de Duras, et, après un second, princesse de Guermantes.

86 A.D., IV, 268.

87 Cf. notre travail paru en 1993: «Vitesse et regard», Géographie et Cultures, n° 8, pages 33-50.