LE SPORT: UNE MISE EN LIMITES DE L'ACTIVITÉ PHYSIQUE

L'Espace géographique, 1997, n° 4, p. 327-340.

Résumé

De multiples expressions provenant du jargon sportif et qui ont pénétré la langue courante («entrer en lice», «tenir la corde» ou «être sur la touche») attestent la prégnance des formes discontinues dans l'organisation des aires de jeu. L'étude microgéographique de la mise en limite de la dépense physique institutionnalisée et de compétition est particulièrement intéressante pour appréhender à la fois le niveau de civilisation de nos sociétés et la vigueur des systèmes de croyances ou de pratiques irrationnelles, également très tomogènes.

Le développement du sport s'est accompagné d'une spécialisation et d'une clôture croissantes des stades. Le sport de haut niveau se pratique donc à l'écart de la vie quotidienne, comme la religion qui a besoin de lieux consacrés. Le passage du monde extérieur à l'aire de sport est constitué d'une succession de seuils de plus en plus difficiles à franchir au fur et à mesure que l'on se rapproche de la pelouse ou de la piste. La taille du stade ou l'importance de la compétition augmentent d'autant le nombre d'étapes de ce cheminement centripète, qui conduit vers la partie la plus sacrée: l'aire de jeu.

Il existe deux définitions très différentes du terrain. L'une est seulement bidimensionnelle et réduit le cadre de jeu à une simple surface. L'autre est tridimensionnelle et crée donc un volume limité par des cloisons invisibles. Si parfois certaines actions peuvent paraître particulièrement brutales, il est remarquable de voir ces engagements «virils» s'arrêter dès que la ligne de touche est franchie. Acculer un adversaire contre la limite est un moyen de le neutraliser, alors que son potentiel physique reste intact, ou de l'empêcher qu'il ne se dérobe. Si en boxe ou en hockey sur glace on peut nous arguer de la matérialité de la limite, dans d'autres sports la sensation de piégeage ne s'appuie que sur la proximité de signes peints. Ceci est significatif du degré de civilisation de nos sociétés, y compris parmi les individus les plus fougueux, qui passe par l'observation attentive de simples lignes tracées au sol.

À l'intérieur des aires de sport, il existe des limites administrant le jeu, qui réduisent spatialement l'application de certaines règles ou qui établissent des domaines d'exception, dans le dessein de rendre les sports plus plaisants à pratiquer ou plus excitants à regarder. Sur le plan de la forme des limites administrant le jeu, il en existe de deux types: certaines sont visibles, car tracées au sol; d'autres sont invisibles et fonction de la position des joueurs ou du ballon sur le terrain.

Des formes discontinues ont été aussi transposées dans le sport, comme les rivières, fossés, arbres, rochers, haies. Les multiples obstacles de la campagne anglaise furent adaptés aux stades. N'étaient leurs noms qui continuent de les évoquer, nous ne les reconna”trions parfois plus aujourd'hui tant leur forme a évolué, car, tout en les conservant, les autorités sportives ont autorisé leur artificialisation afin de normaliser les compétitions, d'éviter les accidents et d'améliorer les performances.

Le territoire sportif est donc marqué par l'action d'un pouvoir qui a commencé à être contesté à la fin des années soixante. Une certaine défiance à l'égard de la compétition et du caractère disciplinaire des sports établis s'est concrétisée par l'apparition, ces deux dernières décennies, de pratiques nouvelles alternatives telles que le V.T.T., le canyoning, le parapente, etc. Ainsi, les falaises, les abrupts, les bords de mer ou les torrents se sont transformés en nouveaux sites sportifs. Les nouvelles techniques qui apparaissent sans cesse permettent de tirer toujours plus parti de ces bordures et d'étirer le front de pratique jusqu'aux extrémités les plus inaccessibles. De la sorte, il est amusant de constater qu'ils sont eux aussi associés aux discontinuités et ceci à l'insu de leurs inspirateurs, la mise en limites de l'activité physique étant progressivement concurrencée par un développement du sport à la limite de l'écoumène.