RÉSUMÉ DE LA THÈSE: L'ÉTENDUE, LES LIEUX ET L'ESPACE GÉOGRAPHIQUE. POUR UNE APPROCHE DU DISCONTINU


Doctorat nouveau régime soutenu en janvier 1992 à l'université Aix-Marseille-II sous la direction de J.-P. Ferrier

Jury: O. DOLLFUS (Paris-VII), J.-F. DUPON (ORSTOM), R. KNAFOU (CNRS) et J.-P. FERRIER (Aix-Marseille-II).

L'organisation spatiale classique donne la primauté aux surfaces, synonymes de force et de richesse, objet de toutes les convoitises individuelles ou étatiques. Les hommes se sont depuis toujours disputés des terrains ou des territoires. L'étendue terrestre a été morcelée bien que des éléments naturels se soient imposés comme de véritables barrières. Franchir certaines rivières revenait à faire violence à la nature et aux dieux, à remettre en cause un ordre providentiel établit une fois pour toute. Dans certaines sociétés des rites de désacralisation étaient nécessaires lorsqu'on avait à traverser un fleuve par exemple. À l'époque moderne un renversement apparaît: les hommes imposent la nature comme élément de démarcation alors qu'ils commencent à la dominer. Ainsi est introduit le thème des «frontières naturelles», façon de naturaliser des limites par définition artificielle, ce qui pouvait les remettre en question. Or les supports naturels les plus souvent utilisés pour tracer des frontières, lignes de partage des eaux et fleuves, posent de graves problèmes lorsqu'il s'agit de clairement les marquer sur le terrain. Les fleuves ont des cours qui peuvent varier très rapidement. Fortement visibles sur des cartes à petites échelles, les supports topo-hydrographiques révèlent donc leur arbitraire à des échelles plus grandes, d'autant qu'ils jouent souvent le rôle de liens entre les hommes: les vallées sont des couloirs le long desquels se sont développés de grandes civilisations, même si les agglomérations actuelles sont souvent dissymétriques lorsqu'elles sont sur leurs cours. Les cols sont des passages qu'on appelle d'ailleurs «port» ou «portillon» dans les Pyrénées. Apparaît ainsi l'ambivalence des supports naturels à la fois synapse et cloison.

À côté de ces préoccupations politiques, les religions ont largement utilisé le bornage et la limitation afin de distinguer le sacré du profane, alors que les sociétés modernes inventaient les notions de «public» et de «privé». Tout d'abord il y a le lieu sacré, le temple, dont l'étymologie signifie couper. L'organisation spatiale des sociétés traditionnelles est fortement influencée par la structuration religieuse du monde. L'espace y est une succession d'étendues limitées, disposées concentriquement autour du lieu sacré. Parmi les plus anciennes structures architectoniques de l'humanité, on trouve les clôtures, les murs ou les cercles de pierres sur lesquelles se déroulaient des cérémonies religieuses, sacrifices ou cultes rendus à des entités divines habitant ces limites.

Dans nos sociétés occidentales la limite entre le domaine public et le domaine privé est très brutale, eu égard au souci d'intimité. Elle a tendance à s'opacifier lorsqu'on s'élève dans la hiérarchie sociale, de la simple clôture grillagée aux systèmes de protection électronique. Aux États-Unis, en raison d'une crainte toujours grandissante à l'égard de la violence, on assiste à une «fortification» des quartiers bourgeois avec le développement des gated communities, alors que les ghettos urbains sont en état de quasi-sécession. Dans d'autres sociétés un domaine intermédiaire fait la transition entre le privé et le public, le dehors et le dedans, c'est le cas du doma dans la maison japonaise. En Kabylie les murs sont des limites magiques car ils réunissent les contraires que sont le monde du dedans et le monde du dehors. Toute une série de pratiques découle du fait que le seuil est l'endroit où le monde se renverse.

L'encadrement des hommes par les États nécessita un morcellement hiérarchisé. Des limites communales aux limites interétatiques toutes ne sont pas des discontinuités. Leurs effets seront fonction des compétences des entités administratives qu'elles contiennent: le contenant sera donc fonction du contenu. Ainsi en ce qui concerne les limites communales leurs effets seront d'autant plus perceptibles que les pouvoirs attribués à ce niveau administratif sont grands. La liberté de manœuvre accordée aux municipalités californiennes au début du siècle est à l'origine de quelques exemples de spéciation à l'intérieur de l'agglomération de Los Angeles. Mais en dehors de cas rares, les limites administratives de niveaux inférieurs ne sont pas des discontinuités bien que leurs effets ne soient pas totalement nuls.

Pour trouver de véritables discontinuités de l'espace d'encadrement à l'intérieur des pays, il faut s'intéresser aux États organisés sur le modèle fédéral, tels que l'Australie ou les États-Unis par exemple. Ainsi en Australie les limites entre États fédéraux furent longtemps des frontières entre différentes colonies de l'Empire britannique. Plus de quatre-vingt-dix ans après la formation définitive de l'Australie ces limites ont des conséquences notables et préjudiciables pour le pays: les voies ferrées ne sont pas aux mêmes écartements, certains produits agricoles n'ont pas le droit de rentrer dans tous les Etats fédéraux, les villes ont des aires d'influence tronquées et, plus grave encore, les normes et les réglementations ne sont pas encore harmonisées entre les huit États et Territoires ce qui fait de l'Australie un pays où l'unification économique est moins avancée que dans la C.E.E.! Aux États-Unis la limite entre le Nevada et les États limitrophes provoque des effets notables en raison de la législation ultralibérale de cet État qui contraste avec celle de ses voisins. Des industries du jeu, du divorce, de la prostitution s'y sont développés.

Cependant les discontinuités les plus importantes sont liées aux frontières, limites entre deux États souverains. Elles sont sémiologiquement riches avec leurs barbelés, leurs bornes, leurs postes de douane, leurs couloirs démilitarisés et inhabités ou leurs parcs naturels en Afrique. Ce sont aussi des zones de vice et de rebut avec la contrebande ou les dépôts de toutes sortes qui les enlaidissent. Les frontières portent en elles une dialectique de l'ouvert et du fermé, figurée par la lutte ancestrale entre le douanier et le contrebandier. Mais les frontières sont diverses. Elles peuvent être des zones de tension le long desquelles on trouvera un no man's land, un parc national ou un camp de réfugiés. Elles sont aussi des aires de développement en raison du talus économique existant entre deux États voisins. On peut citer l'exemple de la frontière entre les États-Unis et le Mexique qui profite du gradient économique important entre les deux pays. S'y sont développés les in-bond industries à la base d'agglutinations urbaines. Le phénomène est équivalent mais de bien moindre ampleur entre la Chine et Hong Kong. Ailleurs, dans les villes frontalières, se sont les commerces qui se sont multipliés ou la spéculation immobilière qui s'est amplifiée, eu égard aux taux de change qui avantagent un des côtés de la frontière. Les marchandises et les hommes la franchissent, parfois clandestinement comme entre Brazzaville et Kinshasa ou la France et la Suisse. Les situations ne sont pas figées, des réajustements monétaires peuvent arrêter ou amplifier les mouvements, développer ou faire péricliter certaines activités. Des nouvelles lois peuvent transformer la manière dont la frontière est franchie. Ainsi, depuis mai 1991, les Africains sont obligés d'avoir un visa pour rentrer en Espagne. Le détroit de Gibraltar est devenu le Rio Grande de l'Europe avec ses clandestins tentant, parfois au prix de leur vie, d'atteindre l'Eldorado européen.

Certaines modifications de frontières ont révélé le rôle intégrateur du marché national. Par exemple le Sud Tyrol se trouva dans une crise économique grave lorsque, à la suite de la première guerre mondiale, il fut attribué à l'Italie. Ses produits agricoles, auparavant vendus en Autriche, ne trouvèrent pas de débouchés en Italie. Pendant longtemps l'ancienne frontière délimita des ensembles économiquement différents. La même chose s'est passée lorsqu'une partie du Schleswig-Holstein devint Danoise après 1918. Ceci nous montre que, produites par des arbitrages où des rapports de force, les limites ont des effets qui ne s'estompent que lentement. L'inertie du contenant permet d'y lire les transformations du contenu.

Les Micro-États nous offrent l'exemple d'autres discontinuités, souvent très marquées, en raison de leurs législations fiscales, mais peu étendues. La frontière entre la France et Andorre au Pas de la Case est devenue une zone commerciale alors que l'ensemble de la Principauté de Monaco bénéficie de l'effet frontière. Il s'agit ici d'une véritable collision de niveaux, car une limite internationale coupe un tissu urbain très dense. Ce concept ne se limite pas à quelques anomalies, comme ces fronts et frontières de tension qui partagent ou partageaient des villes telles que Berlin et son mur ou Belfast et sa Peace Line, mais aussi à des phénomènes qui, bien que peu fréquents, sont inhérents aux maillages: le voisinage d'unités spatiales de niveaux différents, comme ces communes dont une partie de leurs limites est une frontière et pour qui se posent des problèmes particuliers. Ainsi donc se développe aujourd'hui des institutions de contact avec lesquelles on tente, grâce à la coopération transfrontalière, de lutter contre les effets séparateurs des droits nationaux.

Aujourd'hui les surfaces ont perdu de leur pouvoir. La logique de la puissance territorialisée tend à s'estomper au profit d'un monde composé de réseaux, où les nœuds de communication ont un rôle particulièrement important. De nouvelles discontinuités, non plus interfaces ou frontières mais marches épaisses, sont apparues. Elles séparent des lieux dans lesquels se concentrent de plus en plus les pouvoirs mais aussi les hommes et leurs activités. Les zones rurales sont entrain de devenir des vides entre les agglomérations. En partie désertées dès le XIXe siècle, elles courent aujourd'hui le risque d'être mises en friche avec la politique agricole de gel des terres. S'opposent donc de plus en plus aux lieux, réservés à la production, à la consommation et à l'habitat, des étendues intercalaires que les hommes ne font plus que parcourir sans s'y arrêter. Cette dialectique des lieux et de l'étendue est le nouveau paradigme du discontinu spatial.

L'évolution des moyens de communication a joué un grand rôle en permettant la concentration et en modifiant dans nos consciences la représentation de l'étendue. Les discontinuités entre les villes sont des obstacles, des vides embarrassant entre un point de départ et un point d'arrivée. Les transports modernes ont médiatisé notre rapport au monde et se contentent de faire correspondre des points à des heures. Le passager bien installé dans son fauteuil, dans une ambiance climatisée, voit défiler des paysages qui n'ont plus de réalité, qu'il ne peut pas localiser. Les ouvrages d'art ou les tracés de plus en plus rectilignes effacent la rugosité de la surface terrestre. Ainsi, le long de ces couloirs de circulation, une véritable mise en décor de l'étendue, commencée avec le chemin de fer, est à l'œuvre. Les sociétés autoroutières transforment cette épaisse discontinuité en spectacle à l'aide d'une signalisation d'animation qui promeut les monuments historiques au détriment de l'activité contemporaine des hommes. Cette déterritorialisation actuelle n'est que le prolongement de celle qui s'est opérée au XIXe siècle, lorsque le chemin de fer nécessita l'homogénéisation de l'heure à l'intérieur de chaque État. Les lieux, traversés rapidement et observés fugitivement de la fenêtre du compartiment, perdaient une partie d'eux-mêmes, celle qui les reliait au cosmos. Les voyages aériens nous dématérialisent encore un peu plus ces intervalles entre deux aéroports.

Les îles et les mers qui les encerclent constituent la métaphore de cette dialectique lieux/étendue. Les valeurs qu'on attribue actuellement aux îles, résultent à la fois des qualités accordées au vide maritime et du rapport entre surface de l'île et surface océanique ceinturante. La nissophilie contemporaine repose donc sur la clôture et l'exiguïté, promouvant de la sorte les petites îles proches des côtes de l'Europe ainsi que les îles tropicales qui ont l'avantage d'être salubres, politiquement stables et dépaysantes. Des analyses récentes menées par la SOFRES ont montré que le mot «île» est associé à «nudité», «sensuel», «aventure» ou «volupté». De telles liaisons montrent que la discontinuité marine, plus que la discontinuité terrestre, semble garantir un isolement préservant des contraintes et des problèmes du monde moderne. Cette volonté contemporaine de se sentir momentanément encerclé par la mer oublie que l'opacité océanique est loin d'être évidente. Si pour les îles côtières la rupture de charge, liée à la traversée maritime, est coûteuse, il n'en va pas de même pour les îles océaniques car la mer est une surface de moindre résistance que les continents.