LES DISCONTINUITÉS SPATIALES

Paris, Économica, Coll. «Géopoche», 1995, 112 p.

Les hommes se sont depuis toujours disputés des terrains ou des territoires. L'étendue terrestre a été morcelée bien que des éléments naturels se soient imposés comme de véritables barrières. Franchir certaines rivières revenait à faire violence à la nature et aux dieux, à remettre en cause un ordre providentiel établit une fois pour toute. Dans certaines sociétés des rites de désacralisation étaient nécessaires lorsqu'on avait à traverser un fleuve par exemple. À l'époque moderne, un renversement apparaît : les hommes imposent la nature comme élément de démarcation alors qu'ils commencent à la dominer. Ainsi est introduit le thème des «frontières naturelles», façon de naturaliser des limites par définition artificielle, ce qui pouvait les remettre en question. Or les supports naturels les plus souvent utilisés pour tracer des frontières, lignes de partage des eaux et fleuves, posent de graves problèmes lorsqu'il s'agit de clairement les marquer sur le terrain. Les fleuves ont des cours qui peuvent varier très rapidement. Fortement visibles sur des cartes à petites échelles, les supports topo-hydrographiques révèlent donc leur arbitraire à des échelles plus grandes, d'autant qu'ils jouent souvent le rôle de liens entre les hommes : les vallées sont des couloirs le long desquels se sont développés de grandes civilisations. Les cols sont des passages. Apparaît ainsi l'ambivalence des supports naturels à la fois synapse et cloison.

À côté de ces préoccupations politiques, les religions ont largement utilisé le bornage et la limitation afin de distinguer le sacré du profane, alors que les sociétés modernes inventaient les notions de «public»et de «privé». Tout d'abord, il y a le lieu sacré, le temple, dont l'étymologie signifie couper. L'organisation spatiale des sociétés traditionnelles est fortement influencée par la structuration religieuse du monde. L'espace y est une succession d'étendues limitées, disposées concentriquement autour du lieu sacré. Dans nos sociétés occidentales la limite entre le domaine public et le domaine privé est très brutale, eu égard au souci d'intimité. Elle a tendance à s'opacifier lorsqu'on s'élève dans la hiérarchie sociale, de la simple clôture grillagée aux systèmes de protection électronique. Aux États-Unis, en raison d'une crainte toujours grandissante à l'égard de la violence, on assiste à une «fortification» des quartiers bourgeois avec le développement des gated communities.

L'encadrement des hommes par les États nécessita un morcellement hiérarchisé. Des limites communales aux limites interétatiques toutes ne sont pas des discontinuités. Leurs effets seront fonction des compétences des entités administratives qu'elles contiennent : le contenant sera donc fonction du contenu. Ainsi en ce qui concerne les limites communales leurs effets seront d'autant plus perceptibles que les pouvoirs attribués à ce niveau administratif sont grands. Pour trouver de véritables discontinuités de l'espace d'encadrement à l'intérieur des pays, il faut s'intéresser aux États organisés sur le modèle fédéral, tels que l'Australie ou les États-Unis par exemple. Ainsi en Australie les limites entre États fédéraux furent longtemps des frontières entre différentes colonies de l'Empire britannique. Plus de quatre-vingt-dix ans après la formation définitive de l'Australie ces limites ont des conséquences notables et préjudiciables pour le pays : les normes et les réglementations ne sont pas encore harmonisées entre les huit États et Territoires ce qui fait de l'Australie un pays où l'unification économique est moins avancée que dans la CEE ! Aux États-Unis la limite entre le Nevada et les États limitrophes provoque des effets notables en raison de la législation ultralibérale de cet État qui contraste avec celle de ses voisins. Des industries du jeu, du divorce, de la prostitution s'y sont développés.

Cependant les discontinuités les plus importantes sont liées aux frontières, limites entre deux États souverains. Elles sont sémiologiquement riches avec leurs barbelés, leurs bornes, leurs postes de douane, leurs couloirs démilitarisés et inhabités ou leurs parcs naturels en Afrique. Ce sont aussi des zones de vice et de rebut avec la contrebande ou les dépôts de toutes sortes qui les enlaidissent. Les frontières portent en elles une dialectique de l'ouvert et du fermé, figurée par la lutte ancestrale entre le douanier et le contrebandier. Mais les frontières sont diverses. Elles peuvent être des zones de tension le long desquelles on trouvera un no man's land, un parc national ou un camp de réfugiés. Elles sont aussi des aires de développement en raison du talus économique existant entre deux États voisins. On peut citer l'exemple de la frontière entre les États-Unis et le Mexique qui profite du gradient économique important entre les deux pays. S'y sont développés les in-bond industries à la base d'agglutinations urbaines. Le phénomène est équivalent mais de bien moindre ampleur entre la Chine et Hong Kong. Les situations ne sont pas figées, des réajustements monétaires peuvent arrêter ou amplifier les mouvements, développer ou faire péricliter certaines activités. Des nouvelles lois peuvent transformer la manière dont la frontière est franchie.

Aujourd'hui les surfaces ont perdu de leur pouvoir. La logique de la puissance territorialisée tend à s'estomper au profit d'un monde composé de réseaux, où les nœuds de communication ont un rôle particulièrement important. De nouvelles discontinuités, non plus interfaces ou frontières mais marches épaisses, sont apparues. Elles séparent des lieux dans lesquels se concentrent de plus en plus les pouvoirs mais aussi les hommes et leurs activités. Les zones rurales sont entrain de devenir des vides entre les agglomérations. En partie désertées dès le XIXe siècle, elles courent aujourd'hui le risque d'être mises en friche avec la politique agricole de gel des terres. S'opposent donc de plus en plus aux lieux, réservés à la production, à la consommation et à l'habitat, des étendues intercalaires que les hommes ne font plus que parcourir sans s'y arrêter. Cette dialectique des lieux et de l'étendue est le nouveau paradigme du discontinu spatial. L'évolution des moyens de communication a joué un grand rôle en permettant la concentration et en modifiant dans nos consciences la représentation de l'étendue. Les discontinuités entre les villes sont des obstacles, des vides embarrassant entre un point de départ et un point d'arrivée. Les transports modernes ont médiatisé et déterritorialisé notre rapport au monde et se contentent de faire correspondre des points à des heures. Les ouvrages d'art ou les tracés de plus en plus rectilignes effacent la rugosité de la surface terrestre. Les voyages aériens nous dématérialisent encore un peu plus ces intervalles entre deux aéroports.

Les îles et les mers qui les encerclent constituent la métaphore de cette dialectique lieux/étendue. Les valeurs qu'on attribue actuellement aux îles, résultent à la fois des qualités accordées au vide maritime et du rapport entre surface de l'île et surface océanique ceinturante. La nissonophilie contemporaine repose donc sur la clôture et l'exiguïté, promouvant de la sorte les petites îles proches des côtes de l'Europe ainsi que les îles tropicales. Des analyses sémiométriques récentes ont montré que le mot «île» est associé à «nudité», «sensuel», «aventure» ou «volupté». De telles liaisons montrent que la discontinuité marine, plus que la discontinuité terrestre, semble garantir un isolement préservant des contraintes et des problèmes du monde moderne. Cette volonté contemporaine de se sentir momentanément encerclé par la mer oublie que l'opacité océanique est loin d'être évidente. Si pour les îles côtières la rupture de charge, liée à la traversée maritime, est coûteuse, il n'en va pas de même pour les îles océaniques, car la mer est une surface de moindre résistance que les continents.


LA DIMENSION ÉTATIQUE DE L'ENTENDEMENT HUMAIN : LE CAS DES PRÉ-ADOLESCENTS FRONTALIERS À MENTON ET VINTIMILLE

L'Information géographique, n° 5, 1993.

Le sens commun réduit les frontières à de simples barrières douanières. Mais les frontières intérieures de l'Union européenne n'ont pas disparu le 1er janvier 1993. Elles sont d'abord dans les têtes quand, de part et d'autre de cette limite, des champs politiques, intellectuels et économiques bien différents façonnent les individus depuis parfois plusieurs siècles. Il s'agit donc d'un merveilleux laboratoire pour observer la dimension étatique des jugements et des comportements individuels. Il nous est apparu intéressant d'analyser, au cours du printemps 1991, les effets sur les esprits de la frontière franco-italienne à l'aide d'un questionnaire distribué à un millier de collégiens de Menton et de Vintimille.

Comme d'autres types de discontinuités, les frontières séparent et unissent à la fois. Il faut pour séparer une union et pour unir une séparation. Ainsi, il existe une réelle intimité culturelle entre les deux peuples, comme le montre la pratique de la langue du voisin. Que ce soit par migrations alternantes ou migrations définitives, les brassages de population ont été et restent importants entre les deux pays. Pourtant, ils n'ont pas réussi à créer une seule communauté transfrontalière. Afin d'évaluer le voisin étranger, huit caractères opposés furent choisis. Une grille permettait de nuancer les jugements. Les avis très tranchés et souvent excessifs, bien que s'estompant avec l'âge, dénotent le sentiment de différence que ressentent les jeunes à l'égard de ceux qui habitent de l' «autre côté». Côté français, les caractères les plus dépréciatifs sont apparus comme les plus discriminants : les comportements bruyants et orgueilleux des Italiens. On accuse souvent les Italiens de salir les villes françaises en jetant leurs papiers dans les rues. Côté italien, ce sont les caractères les plus avantageux à l'égard des Français qui ont été plébiscités, c'est-à-dire leur propreté et leur richesse.

L'histoire récente des deux communautés éclaire en partie le dénigrement français à l'égard de l'Italie et des Italiens. À l'échelle nationale, le retard économique de la péninsule par rapport à la France, quoiqu'aujourd'hui comblé, explique ce traitement de haut en bas du Français pour son voisin, perçu encore comme l'immigrant, obligé de quitter son pays pour gagner sa vie. Plus localement, l'annexion pure et simple de Menton à l'Italie de 1940 à 1943 a laissé des traces et des rancœurs toujours vivaces. Les pillages de l'occupant restent âcres chez ceux qui les ont vécus. Les pré-adolescents et adolescents mentonnais reproduisent, plus ou moins fidèlement, l'entendement de leurs parents et de leurs grands-parents.

La frontière est aussi une barrière et un filtre déformant. La frontière franco-italienne apparaît donc comme un obstacle au mouvement des hommes et des idées. Certes, on la traverse sans problèmes, mais elle continue de limiter deux champs intellectuels très différents qui agissent sur les individus d'une manière centripète en les orientant vers les espaces intérieurs de chacun de leur pays. Cette barrière altère aussi nos représentations comme nous avons pu nous en rendre compte à partir d'un test où chaque élève avait à estimer les distances entre le lieu dans lequel il fait ses études et six autres villes, de part et d'autre de la frontière. Les tronçons transfrontaliers sont dilatés alors que les élèves contractent les tronçons intranationaux. Contrairement aux schémas des coquilles de l'homme, le frontalier a une représentation très particulière de l'espace. L'étranger lui est proche physiquement. Il a donc besoin de structurer son espace d'une manière cohérente en le reconstruisant mentalement et en le déformant de manière à percevoir l'étranger comme plus loin qu'il ne l'est. On le voit, l'idéal eurorégional est encore loin de se concrétiser. Pour aboutir, la disparition de toutes les incertitudes juridiques n'est pas suffisante.


L'ALIMENTATION EN ÉNERGIE DE LA POYNÉSIE FRANÇAISE

Atlas de la Polynésie française, ORSTOM, 1993.

En l'absence de toute ressource en combustibles fossiles, la Polynésie française a longtemps présenté un bilan énergétique classique de territoire totalement dépendant de l'extérieur pour son approvisionnement, avec les avatars que cela comporte en matière de disponibilité et de prix. En outre, la concentration du développement économique sur l'île de Tahiti est allée de pair avec un fort déséquilibre énergétique entre ce pôle de consommation, également point d'approvisionnement, et le reste du Territoire, constitué de petits centres de consommation très éparpillés. Ces deux contraintes, structurelle et géographique ont amené au cours des années quatre-vingt à la définition de modèles propres d'approvisionnement adaptés aux conditions spécifiques des ensembles concernés avec un recours accru aux énergies renouvelables.

Le bilan du Territoire en énergie primaire est donc encore fortement marqué par la prépondérance des hydrocarbures importés, mais révèle une certaine diversification depuis l'introduction de l'hydroélectricité, sur l'île de Tahiti d'abord, en 1981 et de l'énergie solaire, de façon conséquente à partir de 1980-1982. Afin de lutter contre les handicaps de l'hyperinsularité, le système de prix unique mis en place depuis 1976 permet de ne pas léser les habitants des archipels en répartissant le surcoût occasionné par le transport interinsulaire des hydrocarbures sur l'ensemble des consommateurs grâce à une caisse de péréquation gérée par l'administration et alimentée par une taxe prélevée à l'arrivée des produits.

En ce qui concerne l'électrification, les années quatre-vingt ont vu une évolution importante du mode d'éclairage, marquée par le recul des lampes à pétrole et à gaz, dans un premier temps au profit des groupes électrogènes collectifs et privés et dans un deuxième temps au profit de l'électrification de réseau. Les disparités régionales se sont nettement atténuées. Si quatre résidences sur cinq étaient déjà raccordées au réseau général dans les Îles du Vent en 1977, il y en avait à peine une sur quatre dans le reste de la Polynésie française. Les données de 1988 montrent l'effort accompli en ce domaine dans la plupart des îles. Tahiti a bénéficié des premiers équipements modernes en la matière. Ceux-ci lui permettent d'avoir à l'heure actuelle une production diversifiée et bientôt une distribution fiable dans toute l'île. Exclusivement sur base thermique à l'origine, la production électrique repose à présent à 23 % sur l'hydroélectricité, l'objectif étant d'atteindre 40-45 % en 1995. Si la production d'électricité hydraulique a été envisagée depuis les années vingt, ce n'est qu'en 1981 qu'elle est devenue une réalité avec la première centrale de la Vaite.

Dans les autres îles, on est à la recherche de solutions adaptées. Les îles de l'archipel de la Société tendent à se rapprocher du modèle de développement de Tahiti : production thermique classique et réseau public couvrant la quasi totalité de l'île. Il en est de même des Australes, bien qu'elles nécessitent encore d'importants efforts d'équipement. La taille de certaines îles des Marquises a permis la mise en œuvre d'un programme important d'hydroélectricité. Le cloisonnement des vallées pose cependant le problème de la multiplication des sites.

C'est surtout aux Tuamotu que le programme d'électrification solaire des archipels a été appliqué. Les îles totalement équipées de solaire sont situées essentiellement dans les Tuamotu orientales. Mais la maintenance de cet appareillage en 24 volt s'avère à l'usage difficile. Le photovoltaïque villageois est un semi-échec. En revanche, les chauffe-eau solaires individuels ou collectifs sont une filière éprouvée. Ils sont surtout bien implantés sur Tahiti. Près d'un ménage sur cinq dans l'agglomération de Papeete en possédait contre un ménage sur vingt dans les Îles Sous-le-Vent.


LE TOURISME EN POLYNÉSIE FRANÇAISE

Cahiers d'Outre-Mer, 1995, n° 189.

Dans un domaine océanique qui s'est ouvert récemment au tourisme, grâce au développement du transport aérien, la Nouvelle-Calédonie ne bénéficie pas d'une image claire et positive. Son nom, aux relents coloniaux, n'a pas le charme de «Tahiti» et n'est pas un support de désirs universellement connu. Les événements politiques récents n'ont rien arrangé. Néanmoins dans un monde de plus en plus nissonophile le déferlement touristique sur certaines îles du Pacifique éclabousse la Nouvelle-Calédonie. En 1993 la Nouvelle-Calédonie n'a enregistré que le centième des entrées de touristes dans l'ensemble des îles du Pacifique avec 82 900 touristes auxquels il faut rajouter 35 000 croisiéristes et 1 500 plaisanciers, soit près de 120 000 visiteurs.

La disposition des États ou Territoires dans le Pacifique est très importante en ce qui concerne leur fréquentation. En effet, 92 % des touristes les visitant sont originaires de cinq pays bordant cette immense étendue marine de près de 180 millions de km2: les États-Unis, le Canada, l'Australie, la Nouvelle-Zélande et le Japon. Néanmoins, bien qu'à proximité, les marchés australiens et néo-zélandais ne sont que très peu exploités. Seulement 0,74 % des Australiens ayant visité d'autres pays en 1993 ont choisi de se rendre en Nouvelle-Calédonie et 0,97 % des Néo-Zélandais, alors que le Territoire est la destination la plus proche de ces deux pays. Les plus nombreux à être venus en Nouvelle-Calédonie en 1993 sont les Japonais. Ce marché récent, peu affecté par les troubles des années 85-88, stagne actuellement avec 27 000 touristes en 1993. Pourtant, c'est le seul pays dans lequel la Nouvelle-Calédonie jouit d'une image très positive. Les Australiens et les Néo-Zélandais étaient moins de 25 000 en 1993 contre 36 000 en 1984. Le flux touristique venant de Métropole, de l'ordre de 16 600 personnes en 1993, est original. D'abord en raison de la très grande distance (18 000 km) existant entre la marché et le produit, ensuite parce que de nombreux touristes rendent visite à des amis ou à de la famille et donc fréquentent peu les hôtels. Ces deux éléments combinés expliquent une durée moyenne de séjour de trente-huit jours contre dix jours pour les autres touristes.

Au-delà des contraintes inhérentes à sa position, la faiblesse qualitative et quantitative des produits proposés sur le Territoire apparaît comme un lourd handicap. Le Territoire souffre d'un déséquilibre entre Nouméa d'une part, la «brousse» - c'est-à-dire le reste de la Grande Terre - et les îles d'autre part. En 1994, Nouméa regroupe plus des deux tiers de l'ensemble de la capacité d'accueil territoriale et près des trois quarts si l'on ne tient compte que des hôtels et relais. Le tourisme néo-calédonien pâtit d'une offre peu diversifiée est très en deçà des ressources touristiques du Territoire. L'île des Pins, à trente minutes de vol de Nouméa, a une capacité d'accueil fort modeste. La plupart des touristes étrangers, essentiellement japonais, n'y passent qu'une journée. La «Brousse», territoire oublié par le tourisme, bénéficie cependant actuellement de la volonté de la Province Nord d'y développer cette activité, expliquant l'implantation du Club Méditerranée à Hienghène sur la côte est à 370 km de Nouméa. La taille relativement modeste de ces établissements a été choisie afin de les intégrer à la vie locale et de faire des tribus mélanésiennes de véritables partenaires. Dans l'archipel des îles Loyauté les contraintes insulaires et les pesanteurs sociales se cumulent. De nombreux projets hôteliers ainsi que des escales de bateaux de croisières se heurtent à l'hostilité de la population et des chefs coutumiers. Des trois principales îles Loyauté c'est Ouvéa qui a le plus gros potentiel touristique mais c'est aussi celle où le tourisme a le plus de problèmes. Depuis les troubles et la prise d'otages par un «commando» du F.L.N.K.S. qui aboutit à la mort de 21 personnes en mai 1988, la situation n'est pas favorable au redémarrage du tourisme. La société de l'île, encore sous le choc, se replie sur elle-même refusant de la sorte le tourisme.


L'ESPACE DISCONTINU DE MARCEL PROUST

Géographie et Cultures, 1993, n° 6.

Proust, en privilégiant les lieux sur l'étendue qui les entoure, élabore un espace discontinu et archipélagique où l'hiatus des campagnes séparent de rares lieux reliés par des trains et jouissant d'un privilège d' «exterritorialité». Entre les lieux, l'étendue n'est parcourue qu'à l'occasion de voyages exceptionnels. Les premiers déplacements se font en chemin de fer, mais Proust, enthousiaste à l'égard des progrès techniques, les intègre dans son œuvre et dans sa vie, puisque l'automobile apparaît dans «Sodome et Gomorrhe» et joue, par la suite, un rôle important. Cette évolution marque une mutation dans la perception de l'étendue traversée. Si les promenades à pied restent propices aux rencontres et aux découvertes, il en va tout autrement pour les voyages ferroviaires et automobiles, où seule la destination importe et qui permettent de sortir du lieu, donc de soi-même, à la recherche d'une vérité extérieure, ce que cherche le héros. L'automobile ne permet pas d'apprécier pleinement cette opération miraculeuse : pénétrer dans un autre lieu. En effet, celle-ci colle au terrain, la route suit les accidents topographiques. On se perd parfois et l'on doit demander son chemin, ce qui incorpore complètement les passagers aux domaines traversés. Les automobiles dévoilent les illusions du monadisme et désorganisent la conception proustienne de l'espace, peu soucieuse de l'agencement des lieux. Cette mise entre parenthèses de l'étendue entre les lieux, seul le train la rend possible. On y est parfaitement enfermé et mobile et même arrêté dans une gare, le héros observe un autre monde au-delà de la fenêtre.

Le thème des «côtés», qui charpente le roman, nous montre une double déformation de l'espace discontinu fondée sur une distinction sociale. Le «côté de chez Swann», dans la représentation du héros, s'oppose topographiquement et sur le plan paysager au «côté de Guermantes». La seconde déformation n'est pas directionnelle mais métrique. En effet chaque axe est parcouru lors d'excursions pédestres. La longueur et la durée de celle vers Guermantes, l'éloignement des sources de la Vivonne et de la demeure du duc et de la duchesse de Guermantes en font une marche asymptotique tant le but semble sans cesse approché, mais n'est jamais atteint. Ceci fonde le mystère des lointaines origines de cette famille et la fascination qu'éprouve le héros pour Oriane, comtesse de Guermantes, approchée sans cesse mais rencontrée tardivement. Ainsi le jeu des directions et des opacités différentes de chacun des deux côtés est un moyen de faire sentir deux univers sociaux distincts. Mais au fil du temps, cette belle construction, si travaillée et fruit des représentations juvéniles du héros, se lézardera et s'écroulera. C'est à Gilberte Swann que sera confié ce travail de destruction. Ce n'est pas un hasard si elle le fait, à la fois sur le plan social - en se mariant avec Robert de Saint-Loup, en devenant ainsi duchesse de Guermantes et en donnant naissance à Mademoiselle de Saint-Loup, résultat vivant de la réunion finale des deux côtés - et sur le plan géographique en indiquant au héros un raccourci unissant les deux côtés.

L'efficacité de cet espace littéraire, avec ses lieux séparés par des étendues vides, provient de ce qu'il nous engage dans une réflexion sur l'altérité croissante de ces deux termes, dans notre monde moderne où activités et hommes s'agglomèrent dans des villes ou dans des zones touristiques, alors que les étendues intercalaires ne sont plus que parcourues, une dialectique qui est la forme de plus en plus prégnante du discontinu. À travers la métaphore spatiale des «côtés» avec ses symétries multiples et cette concordance entre classe sociale et territoire, apparaît la spécificité du travail littéraire qui recompose la réalité afin qu'ici elle corresponde à la représentation spatiale d'un héros adolescent, figure exemplaire de cet âge de la vie où l'on va entrer, parfois non sans refus et illusions, dans la société et dans son espace.


LE SPORT : UNE MISE EN LIMITES DE L'ACTIVITÉ PHYSIQUE

L'Espace géographique, 1997, n° 4.

De multiples expressions provenant du jargon sportif et qui ont pénétré la langue courante («entrer en lice», «tenir la corde» ou «être sur la touche») attestent la prégnance des formes discontinues dans l'organisation des aires de jeu. L'étude microgéographique de la mise en limite de la dépense physique institutionnalisée et de compétition est particulièrement intéressante pour appréhender à la fois le niveau de civilisation de nos sociétés et la vigueur des systèmes de croyances ou de pratiques irrationnelles, également très tomogènes.

Le développement du sport s'est accompagné d'une spécialisation et d'une clôture croissantes des stades. Le sport de haut niveau se pratique donc à l'écart de la vie quotidienne, comme la religion qui a besoin de lieux consacrés. Le passage du monde extérieur à l'aire de sport est constitué d'une succession de seuils de plus en plus difficiles à franchir au fur et à mesure que l'on se rapproche de la pelouse ou de la piste. La taille du stade ou l'importance de la compétition augmentent d'autant le nombre d'étapes de ce cheminement centripète, qui conduit vers la partie la plus sacrée : l'aire de jeu.

Il existe deux définitions très différentes du terrain. L'une est seulement bidimensionnelle et réduit le cadre de jeu à une simple surface. L'autre est tridimensionnelle et crée donc un volume limité par des cloisons invisibles. Si parfois certaines actions peuvent paraître particulièrement brutales, il est remarquable de voir ces engagements «virils» s'arrêter dès que la ligne de touche est franchie. Acculer un adversaire contre la limite est un moyen de le neutraliser, alors que son potentiel physique reste intact, ou de l'empêcher qu'il ne se dérobe. Si en boxe ou en hockey sur glace on peut nous arguer de la matérialité de la limite, dans d'autres sports la sensation de piégeage ne s'appuie que sur la proximité de signes peints. Ceci est significatif du degré de civilisation de nos sociétés, y compris parmi les individus les plus fougueux, qui passe par l'observation attentive de simples lignes tracées au sol.

À l'intérieur des aires de sport, il existe des limites administrant le jeu, qui réduisent spatialement l'application de certaines règles ou qui établissent des domaines d'exception, dans le dessein de rendre les sports plus plaisants à pratiquer ou plus excitants à regarder. Sur le plan de la forme des limites administrant le jeu, il en existe de deux types : certaines sont visibles, car tracées au sol ; d'autres sont invisibles et fonction de la position des joueurs ou du ballon sur le terrain.

Des formes discontinues ont été aussi transposées dans le sport, comme les rivières, fossés, arbres, rochers, haies. Les multiples obstacles de la campagne anglaise furent adaptés aux stades. N'étaient leurs noms qui continuent de les évoquer, nous ne les reconnaîtrions parfois plus aujourd'hui tant leur forme a évolué, car, tout en les conservant, les autorités sportives ont autorisé leur artificialisation afin de normaliser les compétitions, d'éviter les accidents et d'améliorer les performances.

Le territoire sportif est donc marqué par l'action d'un pouvoir qui a commencé à être contesté à la fin des années soixante. Une certaine défiance à l'égard de la compétition et du caractère disciplinaire des sports établis s'est concrétisée par l'apparition, ces deux dernières décennies, de pratiques nouvelles alternatives telles que le V.T.T., le canyoning, le parapente, etc. Ainsi, les falaises, les abrupts, les bords de mer ou les torrents se sont transformés en nouveaux sites sportifs. Les nouvelles techniques qui apparaissent sans cesse permettent de tirer toujours plus parti de ces bordures et d'étirer le front de pratique jusqu'aux extrémités les plus inaccessibles. De la sorte, il est amusant de constater qu'ils sont eux aussi associés aux discontinuités et ceci à l'insu de leurs inspirateurs, la mise en limites de l'activité physique étant progressivement concurrencée par un développement du sport à la limite de l'écoumène.


Jean-Christophe GAY

Dernière mise à jour: 8 juillet 1999