Éditorial
Printemps 1972. L'Espace géographique propose son premier numéro, éclairé ou soutenu par les ouvertures d'idées de 1968, les progrès récents de l'analyse spatiale dans plusieurs pays, le changement de dimension démographique de la recherche et de l'enseignement supérieur.
Depuis, le paysage de notre champ de connaissance a changé. En facilitant l'expression de recherches nouvelles, en appliquant des méthodes exigeantes d'évaluation des textes reçus, en veillant à diversifier et à renouveler son comité de rédaction, en organisant des débats, la revue y a eu sa part.
Printemps 2002. Trente ans après, L'Espace géographique aussi change de paysage; ce n'est pas la première fois, mais celle-ci met dans une nouvelle maquette des couleurs printanières. Point seulement pour flatter l'apparence: la raison de fond est d'améliorer la qualité de l'expression des chercheurs, en leur offrant toutes les possibilités de la quadrichromie; et la géographie est une des sciences qu'elle sert le mieux. On saura gré aux éditions Belin d'avoir accepté ce défi, sans incidence sur le prix de l'abonnement en raison, à la fois, de la bonne santé de la revue et des progrès des imprimeries(1).
Une chose demeure: la politique de l'Espace géographique.
Bien entendu, le contenu a évolué: car la science change dans ses concepts, ses méthodes, ses thèmes de recherche. Reste une ligne, que le comité de rédaction est bien décidé à tenir ferme.
Depuis trente ans, au moins tous les deux mois, plus de vingt personnes se réunissent pour débattre de l'orientation de la revue et du contenu des articles; c'est l'une de nos joies et de nos fiertés. Une expérience aussi passionnante qu'enrichissante, prodigue en débats de fond, épicée d'honnêtes et vives empoignades, irriguée par les efforts des dizaines d'évaluateurs bénévoles, que je dois remercier ici en même temps que les centaines d'auteurs qui ont choisi de s'exprimer dans la revue. On ne réunit pas aussi longtemps autant d'aussi fortes personnalités sans accepter la diversité et même les divergences. Pourtant, l'orientation est la même qu'au début.
Il s'agit en effet de favoriser en géographie des pratiques scientifiques. Elles supposent une idée aussi claire que possible des objectifs de la recherche, des hypothèses de travail, des sources et des biais, un emploi rationnel des méthodes et des techniques, quelque rigueur de l'expression et quelque netteté des conclusions. Il est bon qu'elles soient guidées par une conscience des enjeux, et des options intellectuelles qui sont mises en uvre: d'où la présence d'articles de nature théorique. Il est bon que ces travaux viennent de nombreux pays: la revue est et reste largement internationale.
La revue est ouverte à toutes formes de raisonnement. Un géographe sait qu'il doit prendre en compte, dans bien des cas, l'«irrationalité des comportements humains» et les «bonnes raisons» qui s'en donnent; mais ce n'est pas une raison pour substituer l'irrationnel au raisonnement dans le travail scientifique, quelles que soient certaines tendances d'époque. C'est pourquoi L'Espace géographique, où l'on apprécie la nouveauté, ne la confond pas avec la mode.
Il est vrai qu'il existe des modes dans la pensée en général, et dans la science en particulier, où elles sont parfois associées à l'irruption de techniques nouvelles. Et ces modes balancent en d'éternels ressacs. Mais une science procède par accrétion: de chaque moment elle conserve ce qui a permis de progresser, une mode n'efface pas la précédente. C'est ainsi qu'il faut tenir pour acquis et nécessaire l'effort considérable de mesure et de traitement des données qui a été accompli en géographie, et que l'Espace géographique a soutenu: si l'on en parle moins, c'est qu'on l'a assimilé, non pas oublié; l'idée d'une «nouvelle géographie» dite «quantitative» n'a jamais eu de sens, sinon publicitaire; mais cela n'autorise pas à revenir à une paresseuse préhistoire du maniement des données. De même la géographie est-elle heureusement plus sensible que naguère à certains sujets relevant des représentations: ce n'est pas une raison pour imaginer qu'une géographie «culturaliste» ou «postmoderne» va balayer l'univers en substituant le discours à l'analyse. Sur un point au moins il faut progresser: l'état du monde nous montre quotidiennement que la géographie des questions sociales, au sens large, devrait appeler de sérieux efforts.
L'Espace géographique reste attentif à ces débats, à ces modes, à leurs acquis, et à ce que proposent d'un peu neuf les chercheurs les plus jeunes en esprit. C'est pourquoi je souhaitais parler de printemps.
Roger Brunet