Cartes d'identité: les murs peints des villes d'Afrique du Sud

Plusieurs mois d'observations et de documentation sur le renouveau de l'art public dans les grandes cités d'Afrique du Sud révèlent un abondant recours à la géographie sous forme de cartes peintes, à même les murs, par divers cartographistes(1). Grande et moyenne échelles sont largement ignorées(2). Les petites échelles, qu'elles soient nationale, continentale ou mondiale, sont au contraire privilégiées et les cartes d'Afrique les plus représentées. Elles figurent sur de nombreux autres supports (couvertures de livre, encarts publicitaires, pochettes de CD, bijoux…). Mais ces Afriques font-elles référence à l'espace géographique qu'elles sont censées représenter ou sont-elles la manifestation visible d'une revendication identitaire et culturelle en forme d'affirmative action(3) ?

Les nouveaux murs peints

Au temps de l'apartheid, les murs des villes avaient plus souvent des oreilles qu'ils n'avaient la parole. Quand ils la prenaient, c'était bien souvent avec une violence vindicative mais libératrice, exacerbée par le danger très réel auquel s'exposaient les auteurs. Peu d'esprit festif dans ces slogans subrepticement graffités(4): tous incitaient, au contraire, à une mobilisation massive contre les tenants de la loi et de l'ordre, établi certes, mais inique (Williamson, 1989).

La libération de Nelson Mandela en 1990, puis les élections démocratiques et multiraciales de 1994 n'ont pas résolu les énormes disparités économiques, sociales et raciales du pays. Toutefois, dans le langage des murs, la hargne a parfois laissé place à l'humour, mais toujours à une vraie recherche graphique et chromatique, héritée des différentes traditions locales (Deliry-Antheaume, 1997). Pour faire passer de nouveaux messages, moins politiques, plus sociétaux ou plus commerciaux, à un public plus large, l'image a souvent pris le dessus sur la phrase ou le slogan, un peu à l'instar des vitraux des cathédrales de l'Europe médiévale qui instruisaient une population majoritairement illettrée. Ces tentatives picturales récentes sont désormais perçues positivement et non plus comme des dégradations du cadre de vie.

L'embellissement de l'espace public par des peintures murales est plus répandu dans les townships. Il s'étend néanmoins au reste de la ville, comme un moyen de communication maîtrisé, notamment le long des autoroutes et dans les lieux les plus fréquentés (gares ferroviaires et routières, stades, hôpitaux, etc.). Moins vindicatif et plus festif, cet art public fait un usage abondant de la couleur ; les six qui composent le nouveau drapeau sud-africain(5), et même toutes celles du spectre, illustrent de fait l'une des métaphores les plus controversées de l'Afrique du Sud post-apartheid: celle de la Nation arc-en-ciel (the rainbow nation), creuset où se fondraient harmonieusement les «races», expression singulière toujours en usage(6).

La demande des commanditaires et la créativité des artistes offrent une palette exceptionnellement large de styles picturaux, allant du traditionnel au moderne, du figuratif au symbolique, du réaliste à l'allégorique. Les messages émis par les murs s'adaptent au milieu géographique où vit le public ciblé: les maisons-boîtes d'allumettes (matchbox houses) du township, l'église, l'école, le stade, la centrale thermique dont les tours de refroidissement dominent ou bouchent l'horizon, comme les immeubles du centre-ville, voire, au Cap, la silhouette de la montagne de la Table dominant la célèbre cité portuaire. Les peintres mettent souvent en perspective ce cadre étroit et le replacent dans un environnement beaucoup plus large, régional ou mondial, d'où la multitude de cartes peintes représentant le pays, le continent, la mappemonde et traduisant l'obsession de l'Afrique du Sud d'affirmer une identité africaine et de réintégrer le concert des nations.

Toutes ces cartes, souvent approximatives dans leurs contours et dans leur repérage (ni frontières, ni réseaux, ni toponymes), ne sont pas d'une grande utilité géographique. Elles sont plutôt le support spatial d'autant de messages et de déclarations (logos de partis politiques, campagne pour les droits de l'homme, campagne contre le sida, lutte pour la protection de l'environnement, etc.). D'un mur à l'autre, quelques grandes orientations semblent se dégager.

Des cartes panafricaines pour la lutte

Dans les townships de l'East Rand, siège de la sanglante rivalité ANC-IPF(7) des années 1993-1994, les slogans servaient comme autant de marqueurs de territoires par les partis politiques qui s'en disputaient la domination. Le plus souvent, les drapeaux vert-jaune-noir, associés à la sagaie et au bouclier, symboles de la tradition, et à la roue, symbole du progrès, balisaient les secteurs ANC. Ils étaient accompagnés d'une carte de l'Afrique, aux couleurs du Congrès, comme dans le township de Tokosa (Johannesburg). Il est vrai que l'ANC fut créé en 1912, et revendiquait l'ensemble du continent africain comme cadre spatial de la lutte.

Tokosa township, Johannesburg

Cette volonté de prendre en compte toute l'Afrique figure aussi dans le logo du PAC(8), qui montre un continent à partir duquel l'étoile de la «démocratie socialiste africaniste» rayonne du centre jusqu'à la périphérie malgache, quelque peu hypertrophiée sous le pinceau du graphiste. Cette carte-logo est encadrée de slogans: «Pas de paix sans justice», «APLA(9) reste en armes», voire de références à d'autres espaces disputés: «Sarajevo, Beyrouth ou Vietnam», attestant là d'une solide culture politique.

Des cartes panafricaines pour la reconstruction

Dès la fin de l'année 1993, alors que les tensions politiques sont encore très vives dans tout le pays, la campagne électorale est organisée à grands renforts de médias. Le mouvement des «juristes pour les droits de l'homme»(10) choisit d'utiliser les murs pour support. Entre autres exhortations au devoir civique et à la confidentialité du vote(11), une carte d'Afrique stylisée rappelle aux électeurs de Pietermaritzburg, dont la majorité votaient pour la première fois en avril 1994, quels sont les enjeux. En jouant sur les mots, le slogan en affiche deux: la paix (peace) et la réintégration des morceaux (pieces) dans le continent africain. Dans un raccourci saisissant, cette carte-puzzle d'une Afrique morcelée est particulièrement évocatrice de la pièce manquante qu'était devenue l'Afrique du Sud dans son propre continent.

Des cartes d'Afrique sous le drapeau

Sans nécessairement avoir des activités très étendues, certaines entreprises utilisent abondamment le fond de carte de l'Afrique, associé parfois au drapeau sud-africain, pour y décliner leur raison sociale: une coquetterie à la fois politiquement correcte et exotique, mais aussi un phénomène bien réel d'impérialisme régional sud-africain redouté des pays voisins. Ainsi, au Cap, dans un mélange des genres un peu suranné, on peut observer une carte qui ne met ni ses convictions ni son drapeau dans sa poche. Celui de la république sud-africaine couvre le continent et, si le message affirme haut et fort que «Jésus est roi d'Afrique», un autre message (mais hors cliché) souligne que le parking est réservé aux fidèles… La déclaration de souveraineté du royaume des cieux et la trivialité de la république d'ici-bas s'y côtoient.

Des mappemondes afro-centrées

Dans le registre des cartes peintes, la mappemonde apparaît fréquemment. À Durban, elle met en relief le caractère universel des droits de l'homme. La carte d'Afrique y est sobrement représentée, avec ses principaux parallèles (équateur, tropiques) et méridiens. Ce traitement offre un vigoureux contraste avec l'effusion et le débordement du thème, représenté de façon allégorique, qui agrémente le pourtour. L'illustration du droit à l'éducation et du droit au travail prolonge l'espace maritime et meuble le haut du planisphère, dans une facture qui n'est pas sans rappeler les mappemondes des explorateurs (Cosser, 1994) où faune, flore et peuplades exotiques occupaient les terrae incognitae. La vision du monde y est afro-centrique et un décrochement du mur donne l'illusion d'une carte pliée.

La mappemonde la plus surprenante est incontestablement celle qui orne le mur d'enceinte du stade de Nyanga, township du Cap. À la façon des circumnavigateurs, qui n'avaient pas encore exploré tous les recoins de l'univers qu'ils découvraient, les cartographistes n'ont qu'un sens approximatif de la géographie universelle, mais sont beaucoup plus perspicaces sur les rapports de force entre continents. Les trames attribuées respectivement à l'Amérique latine et à l'Australie ne cachent pas leurs drapeaux. Véritable carte mentale (Houssay-Holzschuch, 1995), cette mappemonde souligne le poids et la fascination exercée par l'Amérique, dont Mickey Mouse et Coca-Cola(12) sont les porte-drapeaux. En retour, on peut aussi remarquer une forte influence africaine sur les contours de l'Amérique du Sud… Le Royaume-Uni est totalement absent ; seul son souvenir est répercuté par le drapeau de l'Australie. Quant à l'Europe, pays d'origine des Blancs sud-africains, ses contours et ses couleurs sont inconnus dans le township. Elle n'est plus que le cap occidental du continent asiatique. L'Inde, terre d'origine d'une communauté d'un million d'habitants établie en Afrique du Sud, est facilement reconnaissable. L'Afrique est ici représentée par la carte-logo, dont s'était dotée la ville du Cap lors de sa candidature aux Jeux Olympiques de 2004. Cette carte symbolique reflète bien le désir des Sud-Africains de réintégrer et de se réapproprier le continent africain. Dans l'argumentation longuement développée par la ville-candidate, revenait l'idée qu'il s'agissait de réparer une injustice en «confiant» à l'Afrique l'organisation des J.O. Cela eût été l'occasion de «raccrocher» ainsi le chaînon manquant des cinq anneaux de l'olympisme. La ville du Cap est signalée ici par un gros point rouge et le continent africain est définitivement libéré de sa tutelle proche-orientale. Le canal de Suez et la mer Rouge sont élargis à la dimension de la Méditerranée. Madagascar est surdimensionnée, mais imprécise quant à son appartenance. Au total, il s'agit pourtant d'un monde cohérent dans la perception de ceux qui l'ont ainsi représenté et donné à voir.

Conclusion

Les cartographistes s'emparent ainsi de la carte dont les géographes perdent le monopole et le contrôle. Ils nous renvoient une autre perception du monde. Ces cartes africaines «sans frontières» et à petite échelle, dans toutes leurs couleurs et dans tous leurs états, représentent plutôt des espaces fantasmés que réels et affichent d'abord le désir d'alerter le monde sur la détresse ou le potentiel d'un continent, de reconstruire une forte identité africaine, ancrée au cur du monde: à mille lieues de l'enfermement où les populations majoritaires et souvent déplacées avaient été confinées durant des décennies.

Alors que les townships restent en général marqués d'un blanc désespérant sur les cartes officielles et constituent toujours autant de non-lieux, la carte peinte représente, pour chacun, le moyen de trouver, plus que son chemin, sa place et son identité. Une forme d'exorcisme de la géographie léguée par l'apartheid (Christopher, 1994). Liberté, j'écris ton nom, Identité, je cartographie tes contours!


Références bibliographiques

CHRISTOPHER (A.J.), 1994, Atlas of Apartheid, Johannesburg: Witswatersrand University Press, 212 p.

Collectif, 1996-1997, South Africa Survey, Johannesburg: S.A.I.R.R, 912 p.

COSSER (M.), 1994, Maps for Africa, Albany Museum-Rhodes University, Grahamstown, 49 p.

DELIRY-ANTHEAUME (É.), 1997, «L'art des rues: murs peints en Afrique du Sud», Autrepart, 1, hors texte, I-XVI, n° spécial sur «Les arts de la rue dans les sociétés du Sud» (AGIER M. & RICARD A. éd.).

HOUSSAY-HOLZSCHUCH (M.), 1995, Mythologies territoriales en Afrique du Sud, Paris, CNRS, 104 p., coll. «Espaces et milieux».

WILLIAMSON (S.), 1989, Resistance art in South Africa, Cape Town, Johannesburg, London: David Philip & Catholic Institute for International Relations, 160 p.

- l'Espace géographique 2/99


Benoît ANTHEAUME

Dernière mise à jour: 27 août 1999